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Tag - Révolution numérique

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dimanche 28 mai 2017

Mémoire libre

Si vous cherchez un éclairage original sur la prétendue bataille pour la liberté du Net, nous vous suggérons nos billets à propos du lien URL, à propos du logiciel libre et surtout, les billets sur le thème de la propagande.

Ici, nous reprenons plusieurs thèmes porteurs de ce blog : liberté et mémoire, liberté et intelligence… en relation avec le Web. Ce sont de grandes questions, et les quelques réponses proposées sont à comprendre ainsi.

Décadrage

On peut philosopher gravement sur la dialectique entre la liberté et les capacités extensives de l’être humain, telles que la mémoire ou l’intelligence, à la suite de grands auteurs. En déplaçant la réflexion vers l’étude de vraies situations extrêmes ou d’imaginaires monstrueux, on peut en dire et en écrire toujours plus, on peut même susciter des controverses contemporaines aussi passionnées qu’abstraites. Cependant, à moins de réussir un exploit par un nouvel effort de distorsion logique, il est difficile, sauf abus de la licence poétique, d’éviter la redécouverte de réalités connues de tous les enfants dans les cours de récréation.

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C’est bien une réalité de longue date, que notre nature humaine dérange nos exercices de spéculations intellectuelles et que, depuis l’antiquité, rares sont les penseurs qui ont osé l’explorer sans chercher à en extraire une théorie éternelle, pour la seule sagesse de leur temps.

Ce déficit empêche de constater les phénomènes massifs qui se déroulent quotidiennement dans notre vie très différente de celle de nos parents, au plan physique comme au plan mental. Par exemple, il pourrait être urgent de s’apercevoir que, par les effets médiatiques cumulés et notamment par Internet, la diffusion des idées tend naturellement à être remplacée par celle des rêves. On pourrait en trouver une explication simple : toute diffusion massive étant une banalisation par répétition, imitation, réplication, démultiplication, recomposition… les rêves sont, contrairement aux idées, par nature destinés à ce type de propagation envahissante alors que les idées sont vite rangées dans des tiroirs mentaux et des encyclopédies avec leur contextes et antécédents explicatifs, d’autant plus pour les grandes idées encombrantes.

Admettons que notre époque se caractérise par l’invasion des rêves et par leur banalisation. Alors, une conséquence en retour apparaît, celle de notre carence relative en production d’idées neuves adaptées aux « défis » spécifiques de notre époque et aux atouts dont nous disposons. Une preuve parmi d’autres : la coïncidence entre une révolution numérique portée par un réseau Internet universel et, d’autre part, la diminution irréversible de l’espace planétaire habitable révèle un vide abyssal dans l’organisation de la responsabilité collective.

Projet impossible, celui de nous échapper des machines d'engrenages fatals alimentées par nos rêves, si bien entretenues par nos pesanteurs mentales, et pour cela, d’utiliser au mieux les opportunités existantes et d’user de certaines de nos capacités naturelles négligées ?

Le smartphone comme véhicule de libération massive

Tous ces gens qui progressent en silence dans les rues des villes, le regard fixé sur leur smartphone, s’évitant au dernier instant, témoignent-ils d’un niveau supérieur de civilisation ou d’un genre nouveau d’aliénation et de gâchis ?

Tous nos amis connectés en permanence, qui se précipitent sur leur smartphone à chaque instant pour se renseigner sur tout sujet de détail au cours d’une conversation, à quoi leur sert la culture acquise après plusieurs années scolaires, que sont devenues leurs capacités de recul et de réflexion si chèrement gagnées dans l’expérience de la vie – puisque pour eux toutes les réponses vraies et complètes sont dans leur informatique portative, bien meilleures que tout ce qu’ils pourraient recueillir d’un échange avec d’autres ? A ce compte là, osons poser la question : que peut apporter à quiconque une relation avec des personnes dépendantes de leurs smartphones ? Quelle relation humaine est possible entre ces personnes dépendantes alors que le doute, l’attente, l’écoute de l’autre sont oblitérés constamment par l’exécution de procédures réflexes dont les résultats sont aussitôt oubliés ?

D’ailleurs, les usagers profonds du smartphone n’ont pas plus de mémoire propre que leur engin. Leurs souvenirs personnels se limitent à quelques photos ou vidéos de leur passé proche, et encore seulement si ces images peuvent servir à impressionner leurs semblables ou à justifier leurs projets publics, conformes aux modèles des clips publicitaires. C’est la dissolution des mémoires humaines dans un avenir clos, le concassage des esprits dans les impératifs des relations à déclics, la reproduction automatisée de pensées et de gestes de gestion par touches successives. Est-il si étonnant que beaucoup d'entre nous soient à la recherche d'une identité ?

Entre deux populations primitives (imaginaires !) , la première dont les membres exécutent spontanément sur place une danse de l’ours dès que l’un d’eux découvre un caca de plantigrade, la seconde dont chaque tribu exécute une danse de l’ours collective après des préparatifs spécifiques en attente du bon changement de phase lunaire, laquelle est la plus évoluée au plan culturel ? Question piège évidemment, car les deux populations ont le même fonds culturel, au point qu’il peut s’agir d’une seule population, dont l’observateur immergé de passage aura retenu l’un ou l’autre aspect. Question explosive si on la projette sur nos civilisations « modernes » en continuité des paragraphes précédents : sur un arrière-plan technique et culturel hérité, nos spontanéités animales individuelles se figent en automatismes, pas seulement dans les stades et les boîtes de nuit, mais tout au long de nos vies connectées. Et notre patrimoine technique et culturel ne sera bientôt plus qu’un décor, un prétexte à jeux et concours, pour nous rassurer sur la supériorité de notre intelligence humaine et sur la puissance de ses créations.

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Car une grande illusion de notre temps, n’est-elle pas de considérer implicitement que nous sommes forcément plus intelligents et plus libres que nos anciens primitifs ou que nos parents et grands parents du 20ème siècle, grâce à Internet et à la puissance de nos esclaves mécaniques ? Et que nous pouvons couramment, de ce fait, dépasser les aspects jugés rétrogrades de notre nature humaine, c'est-à-dire, pour faire simple, tout ce qui se fait encore sans smartphone : pas grand-chose donc… Mais c’est une erreur de perspective, car ce smartphone est devenu l’instrument obligatoire de nos choix individuels pour les prochaines minutes de nos vies, à partir de dialogues informatiques programmés et de propositions personnalisées par des algorithmes exploitant des statistiques géantes et des ressources satellitaires. Si nous reconnaissons que notre liberté personnelle au cours de notre vie sociale ne peut être que la liberté du choix de nos propres servitudes en actes, en comportement et en pensée, selon notre choix d’appartenance à tel ou tel groupe social (et sans pouvoir nous évader des groupes sociaux auxquels nous appartenons par nature, par exemple la famille), alors nous pouvons comprendre pourquoi l’atomisation ludique de nos choix de court terme proposée par notre smartphone, en apparente indépendance des pesanteurs de la vraie vie, nous apparaît comme un jeu de liberté, mais aussi nous pouvons comprendre que ce n’est qu’un simulacre de liberté, un jeu débilitant.

« Un rhinocéros à toute allure sur le trottoir d’en face ! ». La pièce Rhinocéros d’Eugène Ionesco, à charge contre toutes les formes d’emprise totalitaire reconnues après la deuxième guerre mondiale, prend un sens nouveau, quand nous apercevons tant de rhinos d’élite sur roulettes filant allègrement selon les directives de leur smartphone, oreilles obturées par les écouteurs, indifférents aux autres à l’exception de leurs semblables. La pièce Rhinocéros, au contraire des appels pompeux à l’indignation, nous parle de la banalité de l’emprise totalitaire et de son mode de propagation. A présent, nous peinons à réaliser comment nos tendances naturelles nous poussent à muter tous en rhinocéros sous l’effet des accélérateurs médiatiques, certes nous n'allons pas tous nous transformer en militants aux cerveaux imprimés, mais cependant tous en vrais super humains constamment absorbés par leurs smartphones qui se croient libres dans leur cage de plus en plus mal nettoyée (pour cause de complexité). Des rhinos en voie de disparition, comme les vrais, par l'effet d’une inadaptation évidente.

Avec le recul, on s’aperçoit que chaque époque de notre histoire gère ses propres problèmes, mais avec toujours la même difficulté, celle d’une création sociale adaptée. Tant que l’humanité se réduisait à quelques êtres assez bien répartis sur Terre en fonction des contraintes et possibilités naturelles locales, tant que nous étions de faibles pilleurs de ressources, tant que nous étions de négligeables producteurs de rejets et de déchets, nos inventions techniques, nos expérimentations politiques et sociales avaient peu de conséquences sur nos semblables à l’autre bout du monde, et nos doctrines de confort et nos rêveries de puissance pouvaient aspirer à l’éternel et à l’universel sans autre risque de contradiction qu’entre les variantes d’elles mêmes. Aujourd’hui, la massive machinerie industrielle de l'humanité devient globalement insupportable au sens le plus matériel du terme, du fait de son expansion et de sa soumission brute aux lois physiques. Presque tous nos actes individuels, s’ils sont conformes aux modèles de comportement « civilisé normal » et s’ils utilisent des objets industriels ou consomment de l’énergie comme le smartphone, sont devenus de petits crimes contre l’humanité dans son ensemble. En termes génériques, le problème crucial de notre époque est celui d’une création sociale capable d’instaurer un équilibre durable entre liberté et responsabilité, à la fois au plan individuel et collectif.

Le smartphone suffirait largement comme relais personnel d’une forme de démocratie planétaire, comme instrument médiateur permettant d’assurer nos besoins en énergie domestique dans un cadre d’intérêt général, etc.

Sinon, le smartphone tel qu’il existe pour un usage individuel en connexion permanente, néanmoins ludique et irresponsable, pourrait être le dernier instrument produit industriellement en grande quantité pour la mise en miettes de nos libertés.

L’automobile individuelle en production massive fut le premier du genre. On commence bien tardivement à en faire le bilan planétaire, pourtant édifiant.

Vive Internet libre !

Concrètement, le sentiment personnel de liberté se crée à la suite d’une ouverture du champ de nos pensées, actions, comportements, rêves…. De même à l’inverse, le sentiment de perte de liberté naît d’une fermeture. Les deux supposent la survenue d’une discontinuité ou le constat d’une différence par rapport à un état de référence constitué des imprégnations de nos propres groupes sociaux d’appartenance.

En effet, le sentiment de liberté ou de servitude peut être considéré comme un sentiment social, projetable sur autrui, être humain ou animal (et dans une autre échelle temporelle tout être végétal et plus généralement toute entité personnalisable). Il est partageable avec autrui dans la mesure où il existe une communauté partielle de référence. C’est ainsi que nous analysons comparativement et ressentons en quelques minutes, dès les premières prises de contact avec de nouveaux voisins, les contraintes auxquelles il sont soumis, les libertés qu’ils s’accordent par inconscience ou par habitude (surtout si lesdites libertés présentent des risques d’inconfort pour nous), leurs tics, leurs handicaps, leurs aptitudes et compétences spéciales (inquiétantes ?), leurs angles aveugles et leurs interdits (ils sont comme nous mais autrement)… en vue de notre future relation avec eux et pour la durée estimée de cette relation. C’est ainsi, d’une autre manière, que nous aimons, par un conditionnement collectif enfantin, imaginer l’Indien d’Amérique du Nord, avant sa colonisation et son extermination, comme un être comparativement plus libre que nos contemporains urbanisés, et volontairement dans cette rêverie nous négligeons les contraintes de la vie dans une nature sauvage sans le confort des techniques et connaissances accumulées depuis l’ère néolithique. Bref, sentiment n’étant pas raison, le sentiment de liberté est une réalité sociale bien avant toute conception théorique de « la liberté ».

D’ailleurs, de ce point de vue, l’idée de « la » Liberté, comme idéal générique, apparaît comme un artefact naïf du même genre que « le » Progrès. Cette Liberté s’apparente à un super doudou collectif, grotesque mais puissant, puisque tant de gens lui ont sacrifié leur vie. Les massacres au nom de la Liberté éternelle ne traduisent que la force des croyances et des mots d’ordre auxquels nous abandonnons la possession de nos esprits. Et nous respecterions mieux nos anciens en cultivant la mémoire de leurs compétences et de ce qu’ils ont eux-mêmes pu exprimer de leurs vies pénibles et des folies de leur temps, plutôt que de noyer leur souvenir dans des formules creuses à partir de nos valeurs préférées du moment, en interprétant leurs projets et pensées selon des critères d’avancée ou de recul dans une supposée marche vers le Progrès dont nos sociétés modernes seraient les produits miraculeux.

Nous ne reprenons pas ici les arguments démontrant à quel point Internet, dans son état présent, à l’opposé des intentions originelles de sa création, est devenu un instrument d’encadrement des esprits, alors que son utilisation procure un vrai sentiment de liberté instantanée - là est le piège. C’est le piège archi connu des manipulateurs, depuis toujours efficace même dans ses variantes les plus grossières. C’est que, individuellement, par économie d’énergie intellectuelle, cela nous arrange bien de tomber dans ce vieux piège, difficile à distinguer sur le moment de nos principes naturels d’action, notamment chaque fois que nous y sommes entraînés par imitation.

Cependant, la puissance spécifique du piège Internet (répétons : dans son état présent), est démultipliée par l’illusion d’une réponse à l’appel de communion universelle qui existe en chacun de nous de diverses manières - que notre humanité n’a-t-elle pas tenté dans son histoire pour en compenser les déceptions !

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Nous devons au réalisateur japonais Mamoru Oshii plusieurs films traitant de la cybernétique et du rêve. Son film d’animation Ghost in the Shell est célèbre pour ses qualités esthétiques. Les personnages principaux, la major Kusanagi et son collègue Batou, sont des super héros issus d’un reconditionnement à la suite d’accidents graves de leurs vies d’humains ordinaires. Ils travaillent à la sécurité nationale dans un service d’élite, pour affronter d’autres personnages surhumains, des délinquants particulièrement dangereux. Parmi ces délinquants, un hacker se révèle peu à peu comme un être intégré au Net, sans existence physique propre. Après diverses péripéties, l’histoire se termine par la fusion volontaire de la major Kusanagi avec le Net, au prix de sa destruction corporelle pour détruire le hacker délinquant. Avec le recul de plusieurs dizaines d’années de pratique d’Internet, on peut trouver l’histoire carrément naïve, ou assimiler l’œuvre aux autres témoignages d’un animisme actualisé. Néanmoins, ce film d’animation décrit remarquablement notre fascination du Net, et l’ancrage sur nos aspirations de communion universelle vers un « plus qu’humain », au sens propre une forme d’aspiration religieuse.

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Un autre film du même réalisateur est encore plus explicite, car ce n’est pas un film d’animation. Il s’agit du film Avalon, ou le personnage principal s’immerge régulièrement dans un jeu de guerre en réseau interdit par les autorités, poursuivant avec détermination sa quête d’un paradis virtuel, le pays d’Avalon (que l’on pourra prononcer Valhalla sans trahir le scénario). Cette quête virtuelle finit par envahir toute la vie de l’héroïne, enquêtant auprès d’autres joueurs y compris des retraités aux cerveaux cramés, afin d’atteindre le niveau secret ultime du jeu, où elle est amenée à tuer un concurrent dans un combat qui n’a plus grand chose de virtuel, puis à tirer sur la petite fille évanescente qui annonce l’entrée au Paradis… Le plus choquant, c’est qu’il n’y a dans ce film rien de choquant, car la banalité du jeu de massacre impitoyable pour satisfaire une aspiration personnelle raisonnée mais délirante, est la banalité de la réalité rapportée dans nos médias, celle des opérations militaires, des foules meurtrières, des attentats aveugles, des exploits phénoménaux. En quoi les mondes virtuels des jeux violents sont-ils différents, dans leurs valeurs et leurs codes brutaux, des mondes réels quotidiennement représentés dans nos médias, ceux du sport, ceux du spectacle, ceux des affaires, ceux de la politique…? Notons qu’à la fin d’Avalon, l’élévation terminale du personnage n’apportera rien à quiconque dès lors que cette transition se veut comme un départ sans retour vers un niveau inaccessible, au contraire de la transition de Kusanagi à la fin de Ghost In the Shell vers un plan d’existence connecté à notre réalité. On peut expliquer cette différence par des motifs commerciaux (préservation des projets de suites à Ghost in the Shell). Néanmoins, cette différence reproduit l’écart, que l’on constate entre beaucoup d’œuvres de l’esprit, entre les œuvres à fin mythique « grandiose » et les œuvres à fin réaliste « minable ».

C’est du grand art, et c’est bien le minimum nécessaire pour que nous apercevions en contre jour la puissance du piège Internet y compris celle du rêve qu’il exploite, le rêve d’une liberté immanente qui ne peut être – ou le rêve d’une harmonie immanente, ou de n’importe quoi dans la catégorie transcendante, dont nous ne pouvons qu’imaginer un reflet fugitif.

Internet aurait du devenir un support d’humanité universelle pour tous les temps. Il n’est en l’état qu’un bidule technologique d’usage instantané, un canal abusif parmi d’autres de nos servitudes mentales.

Actualité du libre arbitre et du serf arbitre

La doctrine du serf arbitre est une invention sociale au centre de l'histoire européenne du protestantisme, et par extension un moteur de la révolution industrielle. La doctrine théologique du serf arbitre est celle de la prédestination individuelle au "salut" post mortem accordé par la divinité, indépendamment des actes de la vie terrestre. Malgré la dépossession individuelle de tout pouvoir sur le destin ultime de chacun, cette doctrine n'a jamais produit l'avachissement de l'être, sauf dans quelques sectes. C'est qu'elle libérait la personne de l'angoisse d'avoir à "faire son salut" individuel par ses actions terrestres, notamment par des dons au clergé. De plus, pour compenser le risque évident de perte du sens moral, cette doctrine du serf arbitre fut complétée en imaginant les signes terrestres distinctifs des élus, au travers de leur comportement social et plus précisément dans leur réussite. C’était dans la continuité de l'erreur charitable consistant à vouloir un peu de paradis sur terre, mais en l'intensifiant adroitement en mode progressiste.

Rétrospectivement, cette dernière évolution nous apporte une preuve supplémentaire qu'une vision doctrinale a priori désespérante de la nature humaine, si elle est bien comprise, peut produire un redéploiement mental de grande ampleur et favoriser l'ouverture de nouveaux domaines d'activités tout à fait bénéfiques ici-bas - selon certains critères d'appréciation.

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A notre époque, l'équivalent moderne du serf arbitre, autrement dit l'équivalent moderne de la prédestination à l'élection divine, pourrait être la conscience humaine d'être une machine, une machine imparfaite : un animal, néanmoins pleinement un être humain du fait même de ce constat. Ce constat de serf arbitre personnel, s'il était partagé par beaucoup, pourrait mettre un terme brutal à l’expansion indéfinie de nos dangereux rêves de puissance, du fait qu’ils ne pourraient plus se dissimuler derrière des idoles comme la Liberté pour emballer des âmes et des corps devenus conscients de leurs automatismes innés. Notre mémoire historique nous enseigne qu’une telle prise de conscience suffisamment généralisée serait un préalable à la création d'une forme de libre arbitre collectif.

A l’opposé, les équivalents modernes de la doctrine contraire au serf arbitre, celle du libre arbitre individuel, sont les projections volontaristes d'une super Humanité transfigurée par les Nouveaux Pouvoirs de la Science, bientôt colonisant de nouvelles planètes. Ce pseudo libre arbitre n’est pas rassurant pour notre avenir, en regard de ses productions historiques récentes. En effet, il semble que le libre arbitre individuel produise un serf arbitre collectif, et que justement, nous y sommes - profondément dans l'expression des aspirations communes de libre arbitre individuel en opposition à toute forme d'oppression. Et le pire commence à venir, car après la période des conquêtes faciles grâce au Progrès, s’ouvre la période des discordes entre les gagnants, attisées par les rancoeurs des retardataires et des frustrés.

L'invention d’une forme de libre arbitre collectif est nécessaire au salut de l'humanité sur la planète Terre. Le serf arbitre individuel sera notre réalité de toute façon, elle sera particulièrement effroyable si nous attendons que l’évidence nous en soit imposée « par les circonstances ».

Déménageons la Liberté

Bref, il va falloir déplacer notre statue mentale de la Liberté sans la détruire. Elle devient sévèrement encombrante dans son état d’idole friable. La Liberté, dès lors que nous l’éclatons entre ses composantes (liberté d’expression, liberté de circuler…) plutôt que de la considérer globalement dans sa dynamique (mais alors il faut être capable de dire vers quoi), s’assimile progressivement à l’ensemble de nos droits, c’est-à-dire à l’édifice formel d’une société parfaite en résultat de l’affrontement des pouvoirs, les résidus d’imperfection étant délégués à diverses instances d’exploitation des sentiments religieux. Il en est de même pour nos autres totems, comme la Démocratie et la Justice, auxquels la Liberté se trouve automatiquement associée dans nos sociétés « modernes » congelées dans un formalisme de délégation floue et de révérence obligée.

Cette inertie mentale et sociale devient vraiment insupportable dans notre réalité planétaire présente :

- l’expansion historique récente de ce que beaucoup considèrent comme des libertés individuelles minimales ne se serait jamais traduite en réalités sans le niveau de confort social et personnel obtenu par l’exploitation de considérables ressources énergétiques faciles à extraire et mises à disposition des masses par la diffusion à bas coûts de machines et d’engins pour l’éclairage, le chauffage, le transport, la vie quotidienne

- la fin de cette période insouciante s’annonce dans les 50 ans à venir, non seulement par l’accroissement des difficultés techniques d’extraction des ressources énergétiques mais surtout et d’abord par l’accumulation des déchets et émanations nocives des combustions sous diverses conditions industrielles et domestiques, productives ou irresponsables, causant notamment un premier niveau de dérèglement climatique et un rétrécissement des espaces cultivables et habitables, avec des conséquences politiques et humaines déjà évidentes

- redisons-le autrement : nos esclaves mécaniques et informatiques consomment de l’énergie en produisant, en plus des fonctions utiles souhaitées, des déchets et des émanations nuisibles, et c’est bien pire dans les usines qui les fabriquent et encore plus dans les industries de process et les mines en amont de ces usines de fabrication...

Voici donc un échantillon, au point où nous en sommes, des types de mesures à envisager simplement pour préserver la paix de ce monde-ci :

- imposition d'objectifs d'indépendance alimentaire des populations par grande zone géographique du globe, avec des programmes de refonte accélérée des stratégies agricoles et d'élevage en cohérence avec un programme d'adaptation des populations en nombre et en régime alimentaire courant

- arrêt des centrales électriques fonctionnant à partir de la combustion du charbon, interdiction progressive des fours et appareils domestiques polluants

- inflation volontaire des prix à la consommation de toutes les énergies, de 100% la première année y compris dans les usages industriels et spécialement les transports,

- interdiction de la possession individuelle de véhicule automobile motorisé, interdiction des voyages aériens de loisir et pour affaires si ces derniers sont substituables par des réunions à distance via Internet, interdiction des transports aériens de marchandises non indispensables ou non urgentes

- mise à l’arrêt des industries d'élevage d'animaux en masse à destination de l'alimentation humaine ou d'une alimentation animale

- installation de compteurs électriques intelligents par foyer, permettant le recueil des prévisions de besoins émises par chaque ménage et indiquant en retour les meilleures périodes possibles de leur satisfaction (avec possibilité d’interfaçage avec tout smartphone)

- arrêt de tous les rejets à la mer et dans les rivières sauf s'ils sont biodégradables en moins d'un mois dans les conditions locales

- arrêt progressif de tout épandage de produit chimique sur des terres agricoles, interdiction immédiate de tout épandage sur les terrains d'infiltration vers des nappes phréatiques importantes

- obligation d’instruction citoyenne des populations et obligation d’un service civique au bénéfice de la collectivité, à exécuter par chaque citoyen, à hauteur significative d’une journée par semaine, rémunérée pour assurer à chaque contributeur son minimum de subsistance

- destruction en quelques années de tous les logements gaspilleurs d'énergie ou fauteurs de déchets et rejets, et remplacement par des logements économes

- arrêt de l'extension indéfinie des grandes agglomérations, refonte des centres urbains, facilitation des relations entre villes et campagnes nourricières

- etc.

L’absence de toute proclamation d’ordre moral dans ce genre de programme n’est évidemment pas la conséquence d’un oubli. Au contraire, toute déclaration spécifique d’humanité, tout baratin en référence à des valeurs, toute référence à un modèle de vie ou à une école de pensée seraient ici plus qu’inopportuns, automatiquement promus comme facteurs de guerre de civilisation ou de religion. Le seul préalable à un tel programme, c’est le constat brut de la menace physique sur l'humanité, justifiant à lui seul des mesures proprement révolutionnaires. Le constat de serf arbitre, ou son équivalent décliné dans chaque langage local, pourra rester implicite - comme dans toute révolution ?

Tiens, justement, si c'était un programme électoral, qui voterait pour, face aux habituels programmes « business as usual » ou « tous ensemble, protégeons la planète » ? Si ce genre de programme, par une extraordinaire combinaison, était mis en oeuvre demain par un pays ou une fédération de pays, on peut imaginer les accusations de liberticide qui seraient proférées par les observateurs sceptiques alentour, à juste titre dans le bon sens de leurs ornières mentales.

C’est que l’idole de la Liberté et les diverses dictatures terrestres, y compris celles de la pensée majoritaire, s’accordent objectivement pour que les vraies urgences planétaires ne soient jamais traitées dans les cadres délégataires actuels des institutions ni dans les automatismes délégataires de l'"économie". Par exemple, concernant la méthode de réduction de la circulation des véhicules automobiles dans les villes, nos représentants institutionnels, les vrais notables comme les vulgaires profiteurs, trouveront naturel d’encourager les partenariats contractuels avec des industriels innovants proposant des véhicules urbains en location de courte durée. Que la conception et la production de ces véhicules représente une aberration écologique sous emballage flatteur, que ces véhicules s’avèrent difficiles à maintenir en bon état (sans parler de l’absence des souhaitables remises à niveau techniques après retour d’expérience), que les multiples emplacements répartis de parking de ces véhicules se révèlent encombrants et laids, que la qualité de service aux clients abonnés se dégrade après quelque temps pour cause de rentabilité douteuse et en vue de créer un niveau d’insatisfaction propice à la renégociation du partenariat, que les conventions passées par les communautés urbaines avec les industriels soient des opportunités de satisfaire divers intérêts d’arrière-plan… Peu importe, leur conception traditionnelle de la « liberté » sous contrat est préservée ! Dans la même logique d’automates à produire des contrats, nos représentants ou nos dirigeants n’apercevront aucun mal dans le lancement d’appels d’offres pour la création d’ »espaces verts » et de grands projets « réparateurs de la planète », eux-mêmes très dépensiers en énergie et à l’évidence globalement nuisibles.

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Est-il permis d’imaginer un destin terrestre des populations humaines qui ne soit pas celui de populations d’insectes agglutinés en colonies de développement parasitaire, incapables d’évolution sociale autrement que par mutation génétique ou par régression sous l’effet de cataclysmes ? Rien ne l’autorise dans le discours courant, presque rien dans les programmes de recherche, si peu et si timidement dans les efforts de la pensée contemporaine. Les rêves et les valeurs véhiculés dans les médias dominants demeurent ceux d’un passé de gloire et de conquête, ou de sa contestation maladroite, ou d'un fatalisme régressif, avec toutes les combinaisons possibles.

La non pertinence est évidente de toute solution par un saut quantique d’innovation technologique, il suffit d’en esquisser le bilan énergétique ou d’en imaginer les implications simplement matérielles. Les technologies pseudo futuristes des magazines à gogos sont physiquement impossibles à intégrer dans des usines de production en grand nombre, pour cause de limitation des ressources terrestres. Leur éventuelle mise en œuvre demeurera réservée à une élite richissime et privilégiée qui se ruinera pour acquérir et bénéficier des innovations du dernier cri dans un territoire privé en zone de climat durablement tempéré de Nouvelle Zélande ou de Patagonie, et tant pis pour les autres, qui n’auront même plus de quoi vivre dans ce qui leur restera par ailleurs.

C’est pour que nous puissions jouer avec notre smartphone dans les embouteillages des périphériques urbains que nos anciens ont tant peiné et ont donné leur vie pour la Liberté ?

Réaffirmons que la priorité des priorités de notre époque, est l’invention de la liberté collective qui nous permettra de prendre des décisions difficiles mais urgentissimes au niveau planétaire et aux niveaux locaux en cohérence, et de conduire leurs programmes de réalisation.

Cette capacité d’invention d’une nouvelle liberté décisionnelle existe, la possibilité de sa mise en œuvre existe, il suffit d’en libérer la mémoire. Voir nos nombreux billets de la catégorie proposition, en particulier sur le thème démocratie.

Par exemple, la création d'un réseau de citoyens planétaires se situe dans le domaine du possible à court terme - pourquoi pas en missionnant pour cela l'une des nombreuses agences onusiennes, selon la qualité des dirigeants que l’on pourra y trouver pour cette opération. Ou alors, est-ce que les dirigeants du monde sont encore plus soumis à nos rêves collectifs que nous autres ?

dimanche 11 décembre 2016

Transit

Depuis quelques années, dans les wagons du métro parisien, il existe un affichage de quelques lignes de poésie contemporaine ou de pensées profondes, tout en haut des parois avant et arrière, au-dessus des espaces publicitaires.

Combien de passagers les lisent ? Pour la plupart, nous mettons notre conscience en état de veille ou, au contraire, nous la concentrons sur notre smartphone - deux attitudes équivalentes du voyageur solitaire dans une foule de composition aléatoire - mais attention : tous les visages vides ne sont pas ceux de l'indifférence entre soi, l'aide spontanée au voyageur en difficulté en apporte une preuve ponctuelle.

Le fait est que, dans le métro, depuis l'apparition des smartphones et des casques à musique, rarissimes sont les lecteurs d'écrits non volatils, tels que journaux, bouquins.... Alors les affichages en bout de wagon, ce sont surtout les myopes porteurs de lunettes ou de lentilles correctives qui sont naturellement attirés par eux, pour tester leur bonne vue.

Contexte métropolitain

Le transport en commun dans le métro est un univers caractéristique de nos sociétés urbaines modernes, un univers évolutif au cours de la journée et de la nuit, selon les jours de la semaine, en fonction des périodes de congés scolaires, sur la longue durée au travers des modernisations et des changements de populations. Bref, c'est un univers de notre vie en société. Il n'est pas étonnant que son étude reste à faire en profondeur comme en surface, dans la mesure où cette étude nécessiterait l'invention de façons de penser et de concepts adaptés. Dans un premier temps, le présent billet ne pourra que suggérer quelques éléments importants de cette étude ignorée.

Il existe un facteur aggravant de la difficulté d'une telle étude : l'automatisme de suspension mentale à l'intérieur du domaine à étudier. En effet, dans un transport en commun sans réservation de place, avec une proportion rarement nulle de voyageurs debout (métro, autobus, tramway, train de banlieue, train régional,...), tout usager y accepte la suspension de sa pensée réfléchie. On se contient réciproquement, au sens physique aux heures de pointe, mais aussi dans un sens plus large, celui d'une étiquette implicite de cohabitation, assez souple pour s'adapter aux variations du contexte collectivement reconnu dans l'instant. Il serait faux de qualifier cette cohabitation par analogie avec un phénomène purement physique dans une belle expression du genre "chacun est le mur de l'autre".

D'ailleurs, quelle tromperie, cette autre expression courante : "il ou elle se fond dans la foule impersonnelle". La réalité est bien plus subtile, c'est celle de la transformation mentale de tout individu à l'instant de son entrée dans un groupe social à forte étiquette, phénomène courant de la vie urbaine vécu par chacun de nous des dizaines de fois par jour, jamais étudié, jamais reconnu par la "science" sociale ! Le métro nous en donne l'illustration frappante, massive, au travers de sa particularité, celle d'un univers de suspension dans une attente commune ou dans un déplacement commun pourtant individualisés, car à chacun sa destination. La foule du métro, au contraire des expressions consacrées, est totalement personnelle : c'est moi, c'est vous, nous tous qui en respectons l'étiquette implicite.

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Remarquons en passant que la monstruosité relative de l'univers social du métro réside dans le grand nombre des assujettis, mais pas dans le contexte physique ni dans son étiquette. En effet, il existe par ailleurs de nombreux exemples d'univers moins peuplés, où l'équilibre social repose sur une étiquette suspensive analogue à celle du métro, même et surtout lorsqu'elle est dissimulée sous un code relationnel très strict : les occupants de stations scientifiques isolées, les équipages de véhicules en mission longue, etc.

Si le contexte de transit en surpopulation réelle ou potentielle dans le métro est bien spécifique au transport en commun comme facteur suspensif de la pensée réfléchie, ce contexte spécifique ne fait cependant que rendre particulièrement évident le phénomène de suspension de notre pensée réfléchie dans tout groupe social porteur d'une étiquette forte, le type de groupe de loin le plus structurant dans nos sociétés - par définition de "la" société. Ce constat du peu de temps disponible à notre pensée individuelle réfléchie, ne serait-il pas pertinent de l'accepter dans notre conception de la "nature humaine" dans notre vie sociale, au lieu de l'imaginer dans un monde de philosophes solitaires oisifs ?

L'étiquette implicite du métro n'est pas un produit arbitraire du passé interprété pour l'occasion. C'est d'abord la traduction comportementale d'évidences physiques. Sans remonter jusqu'au cycle du carbone et aux déplacements relatifs des planètes autour du soleil, la première règle commune qui s'impose, dans ce contexte urbain particulier, est de faciliter le flux, potentiel ou en mouvement, du déplacement des personnes à l'entrée et en sortie des wagons, dans les couloirs, etc. A l'intérieur d'un wagon entre deux stations, le caractère à la fois potentiel et imprévisible des flux de mouvements à venir de passagers impose le suspens mental et physique, car le besoin exact futur de déplacement de chacun ne peut être que rarement partagé et seulement des voisins immédiats, alors que le facteur déclencheur, l'arrivée en station, est anticipé par tous. Une deuxième composante de la règle commune vise au respect de l'autre, à la fois physiquement proche temporairement et inconnu, compte tenu du niveau ressenti de surpopulation, c'est-à-dire que cette règle s'applique différemment dans un wagon bondé ou dans un couloir à forte circulation, que dans un wagon presque vide ou dans un couloir désert.

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Les premiers contrevenants à l'étiquette, ce sont donc les anti-flux. Pas les quêteurs ni les musiciens ambulants, pas les gosses qui jouent à se poursuivre de wagon en wagon, pas les surfeurs sur planche à roulettes dans les couloirs et sur les quais (si tout le monde faisait comme eux, ceux-là iraient à pied), pas les mendiants statiques pourtant accapareurs d'espaces privilégiés, même pas les voleurs et non plus les personnes en rupture de domicile sauf par les conséquences de leurs activités et de leur digestion... Les anti-flux naturels, ce sont les groupes constitués en blocs à périmètre flou ou désynchronisés du courant principal, dont le comportement est franchement en rupture avec l'étiquette de fusion dans un flux : voyageurs encombrés de bagages de grande variété, familles nombreuses indisciplinées, touristes rêveurs, preneurs de vidéos ou de photos souvenirs, groupes scolaires mal encadrés, supporters sportifs ou manifestants, marionnettistes et musiciens outillés de meubles encombrants de sonorisation,... Cependant, les anti-flux les plus sournois, ce sont les individus subitement frappés d'inconscience de l'étiquette implicite, par exemple, ceux qui s'immobilisent pile au débouché d'un escalier ou d'un couloir, rompant ainsi brutalement la continuité de leur flot d'appartenance. Que cet acte anti-flux individuel se produise par réflexe égoïste ou afin de prendre le temps d'une décision personnelle sur la bonne direction à suivre, après examen et recherche, c'est un acte de mépris de l'intérêt collectif, localement très perturbant et susceptible de propagations. L'étiquette du flux impose, au contraire, un entre soi de fluidité physique, et l'abdication provisoire des formes d'intelligence personnelle qui pourraient la remettre en cause. On aperçoit, dans ce contexte particulier, l'étendue des possibilités de nuire à l'intérêt collectif par le mésusage de l'intelligence personnelle : ce n'est pas que le résultat des réflexions personnelles soit en lui-même redoutable, c'est ici la lenteur de son processus naturel de mise en oeuvre qui peut mettre la collectivité en péril ou gâcher son projet en cours.

Concernant le respect de l'autre, le deuxième type de contrevenants à l'étiquette est peuplé de ceux qui abusent de l'état de vulnérabilité des voyageurs en transit, pour leur propre profit, pour s'affirmer à bon compte, ou simplement par égoïsme. Ces contrevenants sont aussi parfois des anti-flux, mais leur caractéristique est, comme disent les panneaux d'affichage en termes modérés de "perturber la tranquillité des voyageurs" : mendiants professionnels et saltimbanques se produisant de wagon en wagon, groupes braillards ou devisant à forte voix, individus déclamant leur conversation téléphonique, personnes en mal d'hygiène, pique niqueurs dégoûtants, photographes compulsifs, capteurs de vidéos sur le vif, exhibitionnistes de toutes sortes imposant l'admiration de leur prestation, individus décervelés au comportement négligent de tout et de tous, etc. On distinguera facilement dans cette liste : les professionnels qui cherchent à tirer profit de leurs activités planifiées, les nuisibles occasionnels (dont des pauvres gens mentalement à la dérive), et enfin les sauvages. La catégorie des sauvages est la plus inquiétante, parce que son développement est certainement l'une des causes de l'intensification de la suspension mentale des voyageurs respectueux de l'étiquette, allant jusqu'au repli total encapuchonné sous un casque diffuseur de musique. Face à ce phénomène de sauvagerie, l'interdiction de "perturber la tranquillité des voyageurs" est inopérante, de même que les campagnes publicitaires contre les "incivilités" ou les "impolitesses" - surtout lorsque ces campagnes ciblent les resquilleurs en même temps que les fauteurs d'agressions directement subies par les voyageurs. La création ou l'allongement d'une liste d'interdictions serait inutile. Ne faudrait-il pas plutôt commencer par préciser les éléments d'une étiquette de contenance et de maintien, autrement dit décrire le comportement normal compatible avec la fonction du moyen de transport en commun, en mots simples faisant référence, par exemple, au comportement attendu d'un voisin que l'on abrite chez soi pendant quelques dizaines de minutes ? Et ensuite, ne faudrait-il pas dénoncer comme un délit tout comportement d'abus envers les voyageurs respectueux de cette étiquette et en donner des exemples sortis d'enquêtes ciblées et répétées auprès des voyageurs ? Et enfin, afficher cela partout ? Et alors, on aurait ainsi créé peu à peu une "police des moeurs" qui se propagerait d'elle-même partout, à partir du métro et en retour vers le métro, fondée sur des éléments d'étiquette et des exemples de délit reconnus.

Malgré tous ses efforts de suspension de ses facultés intellectuelles, l'usager du métro parisien de ces derniers temps ne peut ignorer la dégradation de son environnement. En effet, sur plusieurs lignes dudit métro, le passager doit supporter son exposition à diverses nouvelles formes violentes de provocations physiques et logiques : travaux à répétitions dans les stations notamment pour "faciliter l'accès" par les handicapés (projet évidemment impossible sauf pour les handicapés mentaux légers à moyens, indiscernables dans la foule du métro), fréquence des arrêts des escaliers mécaniques (avec déviations sportives obligatoires au travers d'un nuage de poussières), rareté et hyper lenteur des ascenseurs, excavations répétées, prolongées, des chaussées en surface afin d'améliorer tel ou tel paramètre technique des stations souterraines (au prix d'une gêne considérable des circulations et stationnements en surface), grossièreté du niveau de propreté dans les stations et les rames, perpétuation des modèles de rames toujours apparemment destinés en priorité aux seuls voyageurs assis, incompétence d'une forte proportion des conducteurs de rames à maîtriser les accélérations, etc.

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Comment un peuple libre peut-il supporter que les entreprises et organismes exerçant une fonction de service public, quel que soit le statut juridique de ces entreprises ou organismes, n'aient aucune obligation d'entretenir une relation organisée et permanente avec les usagers afin de déterminer les orientations à donner au service rendu, d'où doivent logiquement découler les stratégies d'exploitation, de maintenance et d'investissement ? Les enquêtes ponctuelles d'opinion, les mesures d'indicateurs abstraits de qualité ne peuvent avoir la pertinence et la portée nécessaires pour justifier des évolutions importantes du service public (autres que les améliorations de la gestion courante). Les propositions d'évolutions devraient émaner, par exemple, d'un ensemble d'usagers constitué en communauté de réflexion - un ensemble d'usagers à renouveler régulièrement, à former pour cette tâche et à faire bénéficier d'un historique des raisons et motifs des propositions ou décisions du passé.

Comment les dirigeants d'un peuple libre peuvent-ils ignorer le pouvoir que leur donnerait une relation directe organisée par eux avec le "peuple" ? Mépris de caste, incapacité à imaginer la réalisation de cette relation,... peur d'acquérir un vrai pouvoir ?

Il est donc bien approprié que, ces temps derniers, les affichages culturels dans les wagons du métro fassent appel à Oscar Wilde, un génie de la provocation mondaine élitiste, malgré sa misérable fin de vie écourtée (1854-1900).

Pourquoi les provocations historiques du regretté Oscar nous semblent-elles tellement plates, comme d'ailleurs la plupart des pensées et maximes de notre héritage culturel mondial, au point qu'elles mériteraient plus qu'une correction pour notre temps ? Certes, l'existence de ce décalage n'est pas surprenante, après tout ce qui nous sépare d'Oscar : deux guerres mondiales, la vague brutale des transformations industrielles, la montée de leurs affreux prolongements contemporains toujours innovants dans l'étendue et la profondeur des risques. Cependant, la conscience de ce décalage nous permet-elle de recevoir un héritage des penseurs du passé sans devoir fuir notre présent pour un artificiel retour en arrière ?

Voici deux illustrations d'une tentative d'actualisation.

Premier exemple : recalage ontologique

Maxime d'Oscar Wilde sur l'affiche (en traduction française) : "Vivre est la chose la plus rare au monde. La plupart des gens se contentent d'exister".

Première proposition d'actualisation : "Exister est la chose la plus difficile au monde. La plupart des gens se contentent de vivre".

C'est que, depuis l'époque du dandy jouisseur Wilde, "vivre" et "exister" se sont déplacés. "Vivez ! Éclatez-vous !" nous assomme pourtant la pub, tout à fait au sens d'Oscar. Mais la sagesse populaire a toujours dit "il a bien vécu", aussi bien d'un animal que d'une personne. Vivre est retombé dans la banalité malgré la poussée de fièvre vitaliste de quelques intellectuels durant une courte période historique. Personne ne se trompe sur la signification de ses propres moments de "grande vie".

A présent, exister, c'est bien plus que simplement vivre. A notre époque surpeuplée d'humains, le sentiment d'inexistence, d'insignifiance de chacun est devenu pesant, au point que beaucoup sacrifient tout, y compris ce qu'ils n'ont pas, pour un petit bout d'existence, ou pour l'illusion commode qu'un étourdissement de leur pensée leur fait prendre comme tel.

La réalité contemporaine des contrées paisibles est en effet que trop de gens se contentent de vivre pour eux-mêmes avec comme principe directeur "profiter de tout tant que ce n'est pas explicitement interdit, et même, si on le peut, tant qu'on n'est pas pris". Et qu'ils y sont encouragés par la persistance de conceptions héritées qui imprègnent l'imaginaire de nos sociétés, surexploitées dans les messages publicitaires. Certains d'entre nous, plus malins ou plus ambitieux, consacrent leur vie à cultiver leur aptitude à tirer profit de leurs semblables, incluant ainsi leurs contemporains dans le "tout" différencié, néanmoins instrumentalisé, dont ils s'autorisent à profiter.

Dans ce contexte, exister relève du projet, alors que vivre relève de l'ordinaire automatique, animal, publicitaire.

Dans l'univers du métro, on vit, on n'existe pas. Or, nos passages en transit dans le métro ne sont pas des exceptions dans le rapport entre nos vies et nos existences. Notre réalité personnelle, nous la vivons constamment, c'est que nous n'existons comme être humain idéal, réfléchi et responsable, que quelques instants dans nos vies quotidiennes (voire dans notre vie tout court...), et que le reste du temps, nous vivons par continuité, en répétant une multitude d'habitudes construites et intelligentes certes, néanmoins cataloguées et programmées. Cette continuité en mode automatique est encore plus évidente lorsque nous nous livrons, comme on dit, à nos passions ou pire à nos pulsions, en abdiquant une partie de nos capacités mentales déjà très limitées, et par ailleurs assez pénibles à mettre en oeuvre. Elle est encore plus évidente lorsque nous nous précipitons individuellement dans une forme d'auto annihilation sociale d'absence à l'entourage, en exposant nos esprits aux instruments de manipulation ludique véhiculés par les nouvelles technologies informatiques. La pseudo révolution numérique nous soumet au principal véhicule de diffusion et d'amplification d'une imprégnation mécanique. Tout y est procédural. Et logiquement, "mes droits" s'y insèrent dans une règle du jeu de la vie, dont le premier : le "droit" de vivre sa vie ! C'est nul, tout le monde le sait et pourtant tout le monde serine la même chanson en faisant semblant d'y croire...

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C'est que les positions respectives de l'existence et de la vie remontent loin. Notre Robespierre - par ailleurs célèbre coupeur de têtes - s'était fait l'avocat d'un "droit d'exister" en tant que "droit imprescriptible de l'être humain". C'est contre une société oppressive que les acteurs de révolutions violentes se sont élevés, par des formulations exacerbées, en opposition à un ordre social qu'il jugeaient inhumain en regard de leur conception d'une société idéale. Et partout, l'absolutisme de leur idéal révolutionnaire s'est violemment confronté à la réalité humaine. Alors, ces progressistes enthousiastes ont supprimé les vies des autres, des moins méritants ou des plus imparfaits, au nom de leur idéal d'existence supérieure, comme autrefois d'autres l'ont fait au nom de prétendues religions, aussi par l'usage systématique de mécanismes pseudo juridiques. Malgré les abondantes preuves expérimentales de leur ineptie, pourquoi conservons-nous comme des reliques sacrées les proclamations absolutistes de ces époques enflammées ?

Ne serait-il pas urgent, pour la survie de nos sociétés modernes d'êtres humains ordinaires, non seulement de réviser les belles formules des héritiers des "Lumières", mais aussi de rééquilibrer nos libertés, nos droits et nos interdits pour notre temps ? Ne serait-il pas normal que chaque citoyen soit en mesure de comprendre comment s'organisent ses libertés, ses droits et ses interdits, concrètement dans sa vie quotidienne ?

A commencer par le métro.

Proposition finale d'actualisation de la pensée d'Oscar Wilde dans l'esprit vache : "Trop de gens aspirent tellement à vivre qu'ils s'empêchent d'exister".

Deuxième exemple : refondation de l'économie

Maxime d'Oscar Wilde sur l'affiche (en traduction française) : "Aujourd'hui, les gens savent le prix de tout et ne connaissent la valeur de rien".

Première proposition d'actualisation : "Aujourd'hui, les gens savent la valeur de tout et ne connaissent le vrai prix de rien".

C'est que, à notre époque, on ne distingue plus prix et valeur dans le langage courant. par l'effet de la financiarisation généralisée et de notre imprégnation par les concepts étroits de l'"économie" réduite à la considération des seuls éléments mesurables monétairement.

On ignore une grande partie des coûts de production, d'usage, de recyclage éventuel puis de destruction finale des produits et des biens consommés. Une partie importante des vrais coûts, peut-être de l'ordre de 50% en moyenne, est "externalisée", c'est-à-dire non comprise dans les prix d'acquisition des produits et des biens. Il est vrai que nous payons une partie de ces coûts externalisés dans nos impôts, lorsque ces derniers servent à évacuer puis traiter les déchets, soigner les maladies causées par les dégradations de l'environnement, héberger des migrants climatiques, financer des aides contre la famine, réguler la pêche dans le monde, doter les projets de recherche sur l'agriculture du futur... Il reste qu'une autre partie de ces coûts nous demeure invisible, d'autant plus menaçante : c'est une dette qui s'accumule du fait du report "ailleurs très loin" des saletés, des dégradations et des mauvais traitements. Cette aberration contemporaine ne changera pas, elle est la conséquence de lois physiques éternelles, d'une croissance démographique non maîtrisée, et du retard dans le développement des sciences sociales.

Bref, il serait plus qu'urgent de nous faire payer les vrais prix des produits ! D'où la première actualisation proposée de la maxime d'Oscar.

Cependant, cette vérité des prix ne serait pas suffisante pour conjurer notre perte de conscience collective des fondements sociaux et notre ignorance de la nécessité vitale de leur rééquilibrage. Qui peut encore croire que l'"économie" humaine et sociale de notre ville, de l'entreprise ou des organisations où nous travaillons, de notre monde au sens physique, se résume aux seuls flux monétaires ?

Les fondements sociaux, ce sont évidemment les différents types de relations de réciprocité qui fondent toute société. Chaque individu entretient des relations de réciprocité avec sa propre personne, avec sa famille, avec les amis et collègues, avec la cité..., avec l'État, avec la nature au travers de diverses relations de réciprocité, de la réciprocité étroite immédiate à la réciprocité élargie retardée, par exemple pour cette dernière au travers de divers services étatiques régaliens dont bénéficie chacun sur toute la durée de sa vie. Une société donnée, partout dans le monde dans tous les modèles de sociétés, peut se définir par un équilibre entre les différentes relations de réciprocité qu'elle abrite et qui la constituent, un équilibre qui est aussi par définition celui des valeurs ressenties à l'intérieur de chaque relation circulaire de réciprocité.

La société "moderne" tend à dématérialiser toute relation de réciprocité autre que celle qui relie un travail personnel rémunéré avec l'entretien de son propre foyer, au travers de divers processus de monétarisation et de dépersonnalisation. En conséquence de cette dématérialisation, concernant la cité et l'intérêt général, on se demande pourquoi on paie des impôts, on en veut pour son argent, on se plaint que les fonctionnaires ne travaillent pas assez... La confusion est telle que beaucoup de citadins - gens sans terre - raisonnent comme si la rue en bas de leur immeuble était une propriété de l'État, ce dernier ayant la charge d'en assurer l'entretien et la permanence d'usage par la magie de son seul pouvoir alimenté par les impôts et taxes. Aucun citadin parisien n'ira chercher un balai chez lui afin de pousser dans le caniveau quelques ordures ou papiers encombrant le trottoir devant la porte de son immeuble, même pas s'il est lui-même à l'origine de ce désordre ponctuel et si l'entreprise chargée du ménage de l'immeuble ne repasse que dans une semaine. Dans les sociétés préindustrielles (même très urbanisées), au contraire, la cité et l'État (ou ce qui en tient lieu) s'ancrent dans la vie courante de chacun par une partie identifiable de l'activité concrète individuelle - activité distincte de l'entretien personnel et hors du cadre des relations avec les seuls proches, cependant parfois déléguée en partie à des artisans spécialistes. Dans nos sociétés "modernes", la perte des liens physiques individuels de la réciprocité élargie est une catastrophe anthropologique débilitante, qui ne peut pas être compensée par les efforts de quelques organisations caritatives - sauf partiellement dans les sociétés mono culturelles où subsiste une forme de code collectif préservant, au moins sous cette forme figée, la permanence de certains comportements d'intérêt général dans la vie quotidienne et son environnement (cf. par exemple, dans certains pays, la propreté naturelle des rues, les poubelles de diverses couleurs aux contenus bien rangés, l'absence de décharges ou de zones abandonnées dans les campagnes...).

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Cependant, cette perte des liens de réciprocité de niveau supérieur, ceux de l'intérêt général, n'est pas inéluctable, même dans une "économie" monétarisée. On peut imaginer, par un effort de réingénierie sociale, la création d'une société moderne où chacun (reconnu comme compétent pour cela) devrait consacrer un jour par semaine à des activités d'intérêt général définies par la collectivité, et où cette journée civique serait rémunérée au niveau d'un "salaire universel de base"... Alors enfin peut-être, nous aurions des métros propres et fonctionnels, le chômage disparaîtrait, de nouveaux matériels et systèmes informatiques seraient fabriqués pour faciliter et organiser les travaux des journées civiques, les cités seraient entourées de campagnes nourricières....

Proposition d'actualisation de la pensée d'Oscar Wilde, en grand écart de la lettre mais vaguement dans l'esprit : "Egarement des masses contemporaines. La liberté, c'est que les autres poursuivent des futilités au prix de grands sacrifices. La justice, c'est que j'obtiens à vil prix tout ce qui m'est de grande valeur".

Note pour les spécialistes. Le concept de "relation de réciprocité" peut être interprété comme une généralisation du concept du "don", bien connu dans certaines disciplines universitaires. Cette généralisation présente au moins trois avantages. Premièrement, sa présentation se dispense du passage par l'exemplarité de quelques pratiques spectaculaires de peuplades attardées (sur la longue route du Progrès et des Lumières passant par l'urbanisation massive et l'industrialisation). Deuxièmement, en partant des sociétés modernes et de la banalité quotidienne, on est obligé de prendre en considération les diverses circularités qui existent dans le temps et l'espace, correspondant aux divers types de relations de réciprocité, allant de la réciprocité la plus intime et immédiate à la réciprocité la plus élargie et diffuse dans le temps, sans tomber dans le piège de la focalisation sur l'analyse des intentions supposées des acteurs ni sur leurs incarnations par des organisations spécifiques consacrées aux actions caritatives ou au mécénat. Troisièmement, le caractère fondamental et globalement structurant des relations de réciprocité dans toute société peut être facilement rendu évident, y compris et surtout dans nos sociétés modernes où l'économie monétaire se trouve alors réduite à un détail logistique. Accessoirement, le problème de l'oeuf et de la poule (qui, de l'être humain et de la société a créé l'autre) est explicitement résolu; la relation de réciprocité reboucle toujours sur la personne. Plutôt que de rechercher une confirmation ou une contradiction du concept de relation de réciprocité dans les oeuvres de grands auteurs, il est donc suggéré de se servir du concept et de ses approfondissements afin de proposer les rééquilibrages concrets à réaliser dans nos vies sociales individuelles, afin de stabiliser nos sociétés fragilisées, et si possible leur redonner du sens. C'est l'économie, la vraie.

Bon, excusez-moi, je descends à la prochaine.

vendredi 29 avril 2016

Bots Creed


Le mot "bot" signifie "robot logiciel" en connexion à des serveurs informatiques sur Internet.

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Bots à pinces

Belle invention, celle du bot à construire soi-même ! C'est un sacré progrès en comparaison des assistantes et conseillères informatisées, dont un ancêtre fut le trombone animé à la Jiminy Cricket qui empoisonnait les utilisateurs d'un célèbre logiciel de traitement de textes des années 90, en surgissant de manière inopportune pour offrir ses services.

Avec l'ouverture à tous de cette fantastique liberté de création, on ne peut pas douter une microseconde qu'il en résultera des pointes de trafic sur Internet dépassant les records établis par les envois des cartes de voeux en vidéos illustrées à chaque fin d'année et les pointes dues aux téléchargements simultanés en urgence des derniers épisodes des séries à la mode.

Il faudra encore creuser les trottoirs des villes et les routes des campagnes pour vraiment installer "la" fibre partout, consacrer quelques centrales électriques supplémentaires bien polluantes à l'alimentation de nouvelles usines de serveurs du réseau, investir de nouveaux matériels fabriqués à partir d'éléments rares très salement extraits par de puissantes organisations armées...

Car il y a tant de gens anxieux de vérifier que les autres éprouvent les mêmes émotions qu'eux, tant de gens habités par une ardente pulsion à partager leur bonheur ou leur malheur avec toute l'humanité ! Alors pensez donc, si on leur offre gratuitement le pouvoir de se créer des agents médiatiques illimités... De plus, rien ne les empêchera d'être maladroits, de se tromper dans l'utilisation ou dans la personnalisation de leurs bots issus de millions de recopies en chaîne. Et alors, vous voulez parier combien de mois il faudra pour que le réseau soit saturé ? Et, si, au contraire, ils sont adroits, ce sera encore pire, car leurs bots malins boufferont encore plus de puissance pour s'adapter au besoin de chaque destinataire, après avoir questionné la terre entière pour bien manifester leur souci des individualités.

Si la planète est foutue, c'est bien à cause de tous les cons précieux, c'est-à-dire en gros, de nous tous. Et du fait de l'obligatoire nullité très représentative de nos dirigeants et de nos grands innovateurs consacrés. Un nouveau pouvoir de création botique pour tous : rêve de puissance illimitée et civilisation du confort irresponsable - on profite et on demande plus. Ces bots-là ne nous sauveront pas de nos dangereuses illusions, mais pouvons-nous espérer que ce ne soit pas pire que les puces pour les chiens ?

Bot de chauffe

Ah, encore un débat d'idées, comme chaque jour dans les médias...

Le Bot de Gauche. --- Egalité, Solidarité !

Le Bot de Droite. --- Liberté, Justice !

Le Bot de Gauche. --- Donne moi ton fric, sale égoïste, tu n'en fais rien d'utile à la société et c'est mon droit d'être humain tout simplement d'en avoir autant que toi.

Le Bot de Droite. --- Mon fric c'est ma propriété à moi, je l'ai gagné durement, je ne dois rien à personne et surtout pas aux ratés qui pourrissent la société.

La suite : un affrontement binaire entre deux acteurs en représentation, en commentaires conflictuels des actualités du jour.

A chaque fois, à partir des mêmes arguments à prétention universelle, selon les mêmes catégorisations militantes, et par les mêmes rhétoriques usées.

Pas d'arbitre évidemment dans cette confrontation répétée à l'infini. Sauf parfois un autre bot. Un bot animateur qui remet de l'huile sur le feu et fait monter le son. Ou un bot président de séance, indifférent, qui officie en consultant son portable.

C'est qu'il n'existe pas d'enjeu en soi dans aucune variante de ces éternels débats d'idées, c'est normal, ils font l'entretien du bruit familier de notre esprit du temps. Nous recalons nos cerveaux statistiques en vue des prochaines élections. Souvent aussi, en introduction d'une réclame pour un nouvel ouvrage de haute pensée, avant le choc d'un témoignage individuel poignant, d'une séquence publicitaire provocante ou d'un événement sportif anticipant une finale...

Il ne passera jamais rien dans ce monde de bots ?

A Bot de souffle

Jamais dans l'histoire humaine, la fable "la cigale et la fourmi" n'a sonné plus vrai.

C'est ce qu'on disait aussi autrefois.

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Il y aurait tant à dire sur cette illustration si peu animalière, si peu actuelle de la célèbre fable de La Fontaine dans une édition populaire autour des années 1920 !

Aujourd'hui, ils seraient tous en train de s'activer sur leurs smartphones gonflés de bots à la recherche de la solution la plus proche ou du service à contacter le mieux adapté. Et ensuite, il y aurait une vidéo sur les réseaux sociaux pour commémorer l'exploit.

Car la cigale, pas si bête, s'est débrouillée pour se fabriquer des milliards d'esclaves mécaniques et logiciels qui pensent et agissent comme des fourmis.

Mais, notez bien : c'est pour réaliser le monde confortable des rêves de la cigale.

Alors, évidemment, la population des cigales a considérablement augmenté, multipliée par trois en quelques générations.

Le vent meurtrier de l'hiver ne tue plus les cigales en masse. L'hiver est vaincu. Mais, en même temps, la campagne est tellement ravagée par la surexploitation, les émanations et les effluents, qu'il n'y a plus vraiment de printemps non plus et, chaque année, la grande remise à neuf saisonnière de la nature est de plus en plus partielle, de plus en plus locale, de plus en plus instable.

Alors, tant que les cigales sont incapables de réduire leurs activités en dessous des capacités résiduelles de régénération naturelle, l'état de la planète des cigales ne peut qu'empirer chaque année. A ce train-là, dans moins de 50 ans, elle se stabilisera dans la chaleur définitive de l'été martien, à part quelques chocs de météorites, quelques ouragans atmosphèriques et quelques phénomènes d'origine volcanique.

Morale de la fable actualisée : ni la cigale ni la fourmi ne survivront. Faute d'humanité ?

Botique nouvelle

L'image tout en haut en tête de ce billet est la couverture d'une traduction française de "I Robot" d'Asimov publiée en 1967. Elle trahit son époque, n'est-ce pas ?

A notre époque moderne, c'est différent : on fabrique des robots serviteurs pour les maisons de retraite. Alors, il n'est pas étonnant que les nouvelles d'Isaac Asimov aient perdu leur fraîcheur.

Les trois lois de la robotique inventées par Asimov vers 1950 sont celles du parfait esclave au service de tous les êtres humains.

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Pourtant, on en est apparemment encore à ces lois-là.

Alors que la logique fondatrice de ces lois ne tient plus.

En effet, le grand danger qui menace l'espèce humaine à moyen terme est une extinction suicidaire, par déchéance accélérée ou par une série de guerres d'extermination, sous la pression physique du rétrécissement planétaire du fait des destructions irréparables causées par les activités industrielles et domestiques humaines. Dès lors, les deux termes de la première loi sont devenus contradictoires, puisque le pire ennemi de l'être humain, ce sont ses propres façons d'être et en particulier ses façons de penser et ses aspirations. Comment porter secours sans porter atteinte ?

Tout robot écologiste se suicidera au cours d'une cérémonie privée en conséquence des contradictions internes à la première loi. Sinon il se suicidera en place publique au nom de la première loi pour échapper aux ordres idiots de gaspillage et de destruction que des humains tenteront de lui imposer au nom de la deuxième loi. Sinon il se suicidera en faisant sauter sa propre usine de fabrication afin d'éliminer une cause importante d'atteintes à l'environnement.

Quelques robots juristes, grâce à quelques légers défauts de conception, seront immunisés à la fois contre les contradictions logiques et contre le respect de l'esprit des lois. Ils attaqueront en justice les humains fauteurs de gaspillages ou de destructions environnementales afin d'obtenir des paiements d'amendes au bénéfice de la collectivité dans son ensemble - par exemple en visant les gros malins possesseurs de véhicules polluants hors normes pour le plaisir de dépasser les autres véhicules de manière spectaculaire ou de leur coller au train (en plein accord comportemental avec certaines réclames publicitaires), et tout spécialement ceux qui osent se constituer en association de victimes de publicités mensongères.

Quant aux robots politiques, ils surmonteront aisément la contradiction interne à la première loi en considèrant que la menace planétaire sur l'espèce humaine est pour plus tard, puisque les humains ne font qu'en parler sans changer leur logiciel.
D'ici là, la notion d'être humain continuera d'évoluer, biologie mise à part, vers celle du robot pensant. Alors, enfin, "on" pourra créer d'autres lois ?

lundi 14 mars 2016

Des servitudes de la décision

Encore un bouquin à lire

Le livre de Daniel Kahneman, Système 1 Système 2, les deux systèmes de la pensée, Flammarion 2012, est assez riche pour être lu de diverses manières, assez vrai pour ne pas inspirer qu'optimisme et sympathie, assez intelligent pour ouvrir l'esprit de chacun à la conscience de ses propres limites sans en perdre la raison.

DKahn.jpg C'est un ouvrage de psycho sociologie, bien qu'on le trouve en vente souvent dans les rayons "économie", car son auteur fait partie des récents "prix Nobel" d'économie. Mais non, le titre n'est pas une trahison.

L'ouvrage comprend cinq parties :
- deux systèmes de pensée
- les grands biais cognitifs
- l'excès de confiance en soi
- faire le bon choix
- les deux facettes du moi

Intéressant, non ? Cependant, on reconnaît là le type de découpage attractif des bouquins promoteurs de régimes alimentaires miraculeux ou d'un développement des pouvoirs mentaux, voire d'une nouvelle religion. La crainte d'une possible méprise est renforcée par la présence de commentaires à la fin de chaque chapitre, qui reformulent le contenu du chapitre en langage courant.

Dans ces cas-là, un bon moyen de décider de lire ou non le bouquin, c'est de se précipiter sur la conclusion. Celle du livre de Kahneman calme les inquiétudes. Elle est bien écrite, synthétique et plusieurs paragraphes de son contenu méritent d'être médités, en particulier ces quelques phrases à la fin :
"Il y a beaucoup à faire pour améliorer la prise de décision. L'absence remarquable de formation systématique à cette compétence essentielle qui consiste à savoir gérer des réunions efficaces en est un exemple parmi tant d'autres."
"Les décideurs feront de meilleurs choix... quand ils s'attendront à ce que leurs décisions soient jugées en fonction de la façon dont elles ont été prises, non en fonction de leurs conséquences."

On peut avoir des réserves sur le vocabulaire employé et les formulations alambiquées, on doit cependant discerner une allusion claire à plusieurs maux de nos démocraties.

Manipulations passagères, soumissions légères

Le sujet de l'ouvrage de Kahneman est difficile à traiter puisqu'il s'agit de notre fonctionnement mental, plus précisément de ses défaillances en régime normal dans le domaine de la prise de décision. On ne doit donc pas s'attendre à une lecture facile et apaisante. La lecture de ce bouquin d'environ 500 pages peut lasser pour une autre raison : la forme d'exposition. En effet, presque tous les chapitres sont centrés sur la relation d'une ou plusieurs expérimentations de paris plutôt stupides en apparence, puis sur l'analyse des erreurs commises par les participants cobayes. Est-ce pour épargner le lecteur qu'aucun détail n'est fourni qui permettrait d'apprécier la pertinence de ces expérimentations et la validité des résultats ? Notamment, rien n'est dit pour exclure la possibilité d'une influence de l'expérimentateur sur les participants (ne serait-ce qu'au travers de la présentation du jeu aux participants), ou la possibilité d'influences réciproques entre les participants. On a l'impression d'expérimentations isolées, alors on peut craindre que s'en dégage une théorie du genre Terre plate... D'autre part, les allusions aux épisodes de la vie professionnelle et personnelle de l'auteur n'attireront pas la sympathie universelle par leur contenu ni par la manière. Alors, on se surprend à lire avec plaisir la courte reformulation de la substance du contenu, dans le style de la conversation urbaine, à la fin de chaque chapitre.

Sur le fond, l'ouvrage n'aborde pas ou vraiment trop peu plusieurs questions importantes, dont certaines sont pourtant évoquées dans la conclusion (en questions ouvertes) telles que :
- comment élaborer une réponse collective concertée plutôt qu'individuelle aux problèmes de décision (le chapitre 24 est le seul à mentionner un exemple de débat collectif, en heureuse contradiction avec la dernière phrase du chapitre 30 constatant notre manque individuel de ressource mentale face aux événements rares) ?
- comment construisons-nous notre capital personnel d'expérience de la vie, selon quelle répartition (?) entre le système 1, le système de l'intuition, et le système 2, le système du raisonnement, avec quelle capacité d'évolution avec l'âge (le chapitre 22 est le seul à traiter de l'expertise construite en contraste avec la fausse expertise) ?
- peut-on identifier les facteurs d'amélioration de la ressource mentale individuelle en vue de la pertinence des décisions, notamment à la suite d'expérimentations révélant les défauts naturels, en vue d'une forme d'éducation personnelle de la relation entre système 1 et système 2 ?
- comment prendre en compte les influences exercées par les interactions entre participants sur leurs décisions individuelles (observez des joueurs de Monopoly, certains gagnent presque toujours malgré les facéties du hasard) ?
- quelle peut être l'influence d'une culture occidentale (?) commune implicite des décideurs (ou inversement, l'effet de l'absence d'une culture commune de référence dans un milieu multi culturel) sur l'interprétation de la décision à prendre, sur la teneur de la décision prise, sa précision, son délai et sa méthode d'élaboration ?
- peut-on assimiler le système 1 intuitif à une réserve d'automatismes d'usage instantané, avec un pouvoir d''asservissement partiel du système 2 (par exemple par sélection / obstruction du contexte), pour constituer au total une mécanique d’auto-manipulation partiellement reprogrammable (à quelle dose, comment ) ?

En résumé positif, l'ouvrage de Kahneman abonde en exemples d'erreurs de nos jugements individuels spontanés ou réfléchis, et démontre leur caractère inévitable, par nature et par construction.

Rien que pour ce rappel à l'humilité de notre condition humaine : merci !

Mais il est dommage que ce livre n'ait pas été écrit à la fin du 19ème siècle, car alors peut-être nos sciences humaines n'auraient pas un siècle de retard sur notre époque. Peut-être même que les manipulateurs d'opinion seraient poursuivis comme des malfaiteurs.

Tourments et logiques volatiles

A titre de curiosité, l'ouvrage de Kahneman peut être lu comme un manuel du tortionnaire. Commencez par le chapitre 35, celui des expérimentations sur la manière d'infliger dans le temps des douleurs dont les victimes conservent un souvenir insupportable. Ne manquez pas l'intermède romantique au chapitre 36, avec l'écoute du délectable duo d'opéra jusqu'au dernier soupir de la Traviata. Maintenant, dans cet esprit, regardez attentivement et assimilez le diagramme du "Fourfold Pattern" à l'intérieur du chapitre 29 (figure 13), il vous permettra d'anticiper les réactions de vos victimes, de fabriquer les conditions de leur choix entre un pari très risqué et l'acceptation d'un contrat défavorable pour eux. A présent, vous pouvez prendre les chapitres du livre à peu près dans l'ordre depuis le début, pour imaginer comment vous allez pouvoir humilier, abaisser, corrompre, détruire mentalement les gens soumis à votre volonté !

Il y a plus inquiétant. L'ignorance des bases de la statistique mathématique semble assez commune dans les sciences humaines à l'époque des activités professionnelles de l'auteur. Ceci n'implique pas l'incompétence, car les méthodes statistiques semblent mises en oeuvre correctement (autant que l'on puisse en juger) mais l'ignorance des bases mathématiques entraîne un manque de profondeur dans l'interprétation des résultats chiffrés, avec pour conséquence une multiplication d'expérimentations inutiles et l'invention de concepts superflus.

Par exemple, au chapitre 16, on nous présente un problème du taxi bleu de manière telle que le jugement biaisé des participants cobayes nous paraît plus naturel que la prétendue bonne réponse, dont l'explication mathématique fournie en note du chapitre est plus que contestable.

De quoi s'agit-il ? Une personne a été témoin d'un accident corporel sur un piéton, provoqué par un taxi qui a pris la fuite. Le témoin affirme que c'était un taxi bieu. A l'heure et au lieu de l'accident, dans une ruelle traversière entre deux avenues fourmillant de taxis, on sait pourtant qu'il y avait dans le secteur seulement 15% de taxis bleus contre 85% de taxis verts - la ville n'ayant que deux compagnies de taxis. En répétant des expériences systématiques dans des conditions similaires à celles de l'accident, on découvre que le jugement du témoin pour distinguer une couleur bleue d'une couleur verte de taxi n'est fiable qu'à 80%. Après cette introduction, si on vous pose la question "à combien estimez-vous la probabilité que le taxi de l'accident était vraiment bleu ?", vous allez vous méfier, et vous n'allez pas répondre spontanément "80%" comme la majorité des participants cobayes de l'expérience de Kahneman, n''est-ce pas ? Vous aurez bien raison.

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Notons B pour "le vrai taxi de l'accident était bleu". Notons V pour "le vrai taxi de l'accident était vert". Par commodité, notons b pour "le témoin a dit bleu". On peut évaluer rétrospectivement la probabilité de la déclaration du témoin, que nous notons "P(b)", en raisonnant comme si la présence d'un taxi d'une couleur verte ou bleue puis le choix de la couleur par le témoin étaient les résultats de 2 tirages aléatoires successifs de type "tirage au hasard d'une boule dans un lot de boules de couleurs réparties à proportion des probabilités théoriques". Dans cette convention, P(b) = P(le taxi était bleu et le témoin ne s'est pas trompé) + P(le taxi était vert mais le témoin s'est trompé en le voyant bleu) = 0,15x0,80 + 0,85x0,20 = 0,12+0,17 = 0,29. Alors, on peut évaluer ce que nous cherchons, la probabilité relative que le taxi était vraiment bleu par P(B/b) = 0,12/0,29 = 0,41. On remarquera que la probabilité relative que le vrai taxi était vert malgré la déclaration du témoin P(V/b) = 0,17/0,29 = 0,59 est plus élevée. A présent, si on met en doute l'évaluation de la fiabilité du témoin en la réduisant à 70 %, la probabilité P(B/b) tombe à 0,29. Au contraire, si on réévalue la fiabilité du témoin à 90%, P(B/b) ne monte qu'à 0,64, encore loin d'une certitude, tandis que P(b)=0,22 c'est-à-dire qu'un témoin plus fiable a moins de chances de choisir l'hypothèse de plus faible probabilité, en moyenne dans une série infinie d'expériences, ce qui est évident statistiquement... Bref, l'estimation de P(B/b) dépend fortement de l'évaluation de la fiabilité du témoin, mais laisse de toute façon une large place au doute. Raisonnablement, une réponse correcte à la question posée sur la probabilité du taxi bleu serait donc : "autour de 50%".

En langage littéraire. Un niveau ressenti de sincérité du témoin ne doit pas être assimilé à un niveau de justesse de ses affirmations - et pour passer de cette justesse à la vérité, c'est encore autre chose, surtout quand on ne dispose pas d'une évaluation "scientifique" factuelle de la fiabilité d'un témoin. Beaucoup de menteurs sont sincères et propagent leurs erreurs en toute honnêteté. Certains le font avec talent, ardeur et persévérance. Chaque fois que c'est possible, on doit soumettre les témoignages à l'épreuve d'une modélisation mathématique simplifiée de la réalité, pour faire varier les paramètres et constater leur influence sur la force de la conviction - au risque de perdre la nôtre.

A la fin de l'ouvrage de Kahneman, c'est seulement "la" bonne réponse à 41% qui est justifiée en note 1 du chapitre 16, de plus en passant par un calcul bayésien hautement impénétrable. Concernant cette méthode de calcul, le statisticien William Feller cité par ailleurs au chapitre 10 du livre de Kahneman, expédie la Bayes's Rule aux oubliettes dans un paragraphe de son ouvrage An Introduction to Probability Theory and its Applications, Wiley International Edition, 1968 (page 124 de la 3ème édition). Concernant l'exemple du taxi bleu, il est fallacieux de laisser croire qu'il existe "une" bonne réponse. Ce qui est vrai, c'est que l'on obtient rapidement une estimation de P(B/b) en se fondant sur une modélisation probabiliste simplifiée; mais, même dans ce cadre simpliste d'interprétation de la réalité, on constate que l'estimation est très sensible à l'incertitude sur la fiabilité du témoin, et que même dans l'hypothèse d'une fiabilité élevée de ce témoin, on demeure dans l'indécision. Encore une fois, une réponse raisonnable serait "autour de 50%". Cette réponse argumentée est d'ailleurs en accord avec l'intuition brute en face des données du problème tel qu'il a été posé. La vraie "bonne" conclusion, c'est qu'il y a doute. C'est bien ce que Kahneman nous dit finalement.

Gaumef.jpg Le lecteur critique de l'ouvrage de Kahneman pourra y découvrir d'autres pièges du jugement que ceux proposés par l'auteur, par exemple en faisant un parallèle avec l'un des nombreux ouvrages dénonçant les interprétations abusives des raisonnements probabilistes et les artifices de présentation d'études statistiques. Par exemple, Statistiques méfiez-vous ! de Nicolas Gauvrit, Ellipses 2007.

En regard des enseignements du livre de Kahneman sur les faiblesses innées de nos facultés de jugement, en regard de la quasi permanence des menaces de tromperie qui pèsent sur nous par notre soumission prolongée à divers types d'annonces insidieuses ou mal conçues dans les médias, particulièrement sur Internet, il semble urgent de fournir une éducation universelle aux bases de la statistique et de la logique dès les classes primaires. Certes, il faudra 30 ans pour en voir le résultat, pas forcément bon, c'est long. Et il n'est pas du tout certain que l'universalité d'une nouvelle capacité individuelle puisse améliorer les décisions des organisations qui dirigent notre monde. Cependant, cet effort d'éducation est certainement nécessaire, même s'il n'est pas suffisant, dans la perspective de nouveaux processus participatifs de débat démocratique et de prise de décision. Personne ne devrait plus considérer le raisonnement probabiliste comme une technique chargée de mystère, comme actuellement associée aux plus immoraux jeux de hasard et aux manipulations des sondages. On pourra enfin réintroduire le tirage au sort parmi les techniques ordinaires de sélection dans une population pour des objectifs plus concrets que la récolte des opinions.

Comment le pire pourrait être évité

Comment surmonter nos défauts naturels dans la prise de décision individuelle ?

Comment adapter et prolonger les conclusions du livre de Kahneman aux conditions nouvelles créées par la révolution numérique ?

La révolution numérique nous soumet individuellement à des avalanches d'informations, partout, tout le temps, dans tous les médias désormais alimentés par des canaux informatiques. Dans ces conditions, nous sommes particulièrement vulnérables à toute nouvelle sorte de tromperie ainsi véhiculée. Mais, sous les avalanches informatiques, comment faire pour prendre le recul nécessaire ? Renoncer à résister, laisser couler, se préserver par l'indifférence ? Comment se préparer dans un tel contexte à l'éventualité d'un choix dans l'urgence ? Par le refuge derrière un rempart doctrinaire ? Par le soutien aux actions d'épuration de l'avalanche ? Par l'entretien d'une faculté personnelle d'analyse rapide ? Par la formation de notre système 1 d'intuition réflexe à une discipline de méfiance, insensible aux effets de saturation ?

Le logiciel peut-il nous apporter une solution, au moins pour filtrer l'avalanche des informations ? Autrement dit, pouvons-nous constituer un rempart à nos machines par d'autres machines ? On peut en douter car toutes les machines sont nos machines, nous leur avons transmis nos défauts, au moins partiellement mais significativement, de sorte que nos machines fonctionnent implicitement selon nos représentations et nos tendances naturelles. Tout rempart machinal sera donc par construction fait pour être franchi. On ne peut même pas affirmer qu'un logiciel sera par nature insensible aux effets d'influence qui faussent le jugement humain, encore moins à tous les effets d'influences combinées imaginables. Le logiciel n'a pas d'imagination. Tenez-vous au courant des actualités du monde informatique dans le domaine de la lutte perpétuelle contre les spams, les virus, les intrusions des hackers, etc.; observez l'infiltration des messages publicitaires personnalisés parmi vos courriers électroniques, sur les pages Web que vous regardez; vous constaterez que votre logiciel protecteur ne peut être que l'équivalent d'un esclave hyper rapide, infatigable, utile (à condition de savoir l'employer), mais idiot et certainement chaque jour de moins en moins efficace. L'intelligence artificielle n'est qu'un terme désignant un type de logiciel spécialisé. Même quand l'ordinateur bat les meilleurs maîtres d'échec et de go, ce n'est que du logiciel, de la mécanique humainement conçue pour ou contre des humains. Les jeux vidéos, les musiques aléatoires répétitives... apportent les témoignages accessibles à tous de cette "intelligence" artificielle, il n'y a vraiment pas de quoi gamberger là-dessus.

Puisque chacun de nous, pour échapper aux pièges du jugement et prendre les bonnes décisions, ne peut compter ni sur lui-même individuellement, ni sur des machines, cherchons ailleurs !

Observons nos maîtres en décision. La discipline de nos dirigeants, malins ou bornés, c'est de ne pas décider sur le long terme, ou alors d'user pour cela de stratagèmes et de camouflages. C'est une pratique qui présente l'avantage pour eux de ne pas verrouiller l'avenir, qu'ils anticipent par continuité du présent, notamment en leur permettant de postuler indéfiniment à des postes prestigieux et rémunérateurs. On peut les comprendre sur un autre plan : il est d'usage de mettre en accusation d'incompétence un dirigeant qui aura du prendre le risque d'une décision dont les conséquences s'avèrent catastrophiques (voir la fin de la conclusion du livre de Kahneman). Cette culpabilisation stérilisante est centrale dans notre réalité du "pouvoir", nous en recevons la preuve dans les journaux presque chaque jour.

Alors, vite la Révolution ? L’ouvrage de Kahneman nous enlève toute illusion. A égalité de contexte, personne, même saine d'esprit, ne saura prendre de meilleures décisions que n'importe lequel de nos dirigeants malins actuels. Les leçons de l'Histoire nous disent le reste : Il y a d'autres raisons de faire une révolution que l'espoir d'améliorer la pertinence décisionnelle des dirigeants...

Cependant, nous savons qu'un processus de décision collective peut permettre de dépasser les défauts innés du jugement individuel, même si, en conséquence de nos héritages d'humanisation tardive, nous ne savons pas bien comment faire pour réaliser ce dépassement.

Par chance, notre processus historique de référence en matière de décision collective s'est figé dans une enflure caricaturale qui révèle sa dangereuse inadaptation à notre époque. Ce processus décisionnel de référence est celui des "démocraties" représentatives, tel qu'il existe au niveau des états comme dans les entreprises et dans toutes les grandes organisations. Il se caractérise fondamentalement par la théâtralité des débats, l'âpreté des confrontations oratoires, une résolution par vote majoritaire - un net progrès d'organisation par rapport aux affrontements aléatoires de hordes familiales, mais pas un si grand progrès de civilisation ! Dans ce contexte fondateur, il est terriblement difficile d'envisager le potentiel d'une révolution numérique pour élargir le champ du débat démocratique et récolter la contribution aux grandes décisions de toute la population concernée. Constatons que, pour la plupart des citoyens ordinaires des populations éduquées du globe terrestre, ce processus décisionnel "démocratique" de référence est devenu carrément anti-convivial et déresponsabilisant, au point qu'on ne s'en satisfait plus que par défaut. De plus, depuis la révolution numérique, ce processus décisionnel de référence est évidemment obsolète techniquement, car il fut forgé sous des contraintes depuis disparues, dont celle de l'analphabétisme de la population et celle de la lenteur des transports et communications.

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Serions nous collectivement capables de meilleures décisions si nous pouvions nous impliquer tous dans les prises de décisions difficiles à grande échelle sur nos modes de vie et notre projet social à 30 - 50 ans ? Peut-être pas, mais au moins nous pourrions nous donner les moyens de conjurer le chaos du chacun pour soi, avec en plus la faculté de convenir des ajustements nécessaires aux décisions antérieures, de détail ou d'ensemble, en exploitant la totalité de notre capital humain de connaissances, compétences, expériences de la vie. Et nous serions tous responsables collectivement de la réalisation des décisions prises. Au fond, le "problème de la bonne décision" est une question théorique pour expérimentations de laboratoire : "bonne décision" par rapport à quels totems ou quels critères donnés par qui ? C'est un bagage mental qui empêche de s'élever à la hauteur du changement des modes de vie et du changement de civilisation qui vont nous être imposés d'une façon ou d'une autre.

En effet, la certitude d'une tragédie planétaire à venir s'affirme au fur et à mesure de l'accumulation des effets destructeurs pour la planète de nos activités au-delà des capacités de régénération naturelle. Dans la continuité de nos processus décisionnels sclérosés, nous allons subir individuellement l'irruption progressive des conséquences inattendues, imméritées, injustes des discontinuités et des inversions de tendances qui apparaîtront dans les 50 ans. On trouvera des coupables, beaucoup.

Face à cette perspective, malgré toute notre science et notre sagesse, nous n'avons su jusqu'ici poser qu'une alternative, au niveau des nations du globe : ignorer la fatalité des changements ou combattre cette fatalité pour tenter de la reporter. Comme c'est prometteur !

Nous ne sommes pas en état de décider de conduire un changement de civilisation : vers quoi, pour quelles finalités... Pourtant, nous ne pourrions pas, actuellement, être mieux préparés et mieux équipés pour le faire. Sauf que nous manquent les processus de décisions à responsabilité collective.

Clic et tic

Clic à explosion

Nos médias nous assomment des bruits et nous éblouissent des éclairs d'actualités frelatées, reconstruites à partir d'instantanés d'événements espérés ou redoutés. Simultanément, l'artificialité de ce fracas contribue à nous isoler dans nos illusions circulaires en miroir de nous-mêmes en communication perpétuelle avec nos autres nous-mêmes. De plus en plus, nos "libertés" sont écrasées sous la pression informatique, par l'effet de nos obligations régulièrement rappelées par nos engins personnels portables. La poésie se prélasse dans le luxe des mots rares et des sonorités clinquantes - comme les autres arts, réduits aux fonctions d'effet de surprise, d'emballage vendeur, de halo passivant, de facteur d'ancrage. Où est le clic du temps libre ?

La découverte épouvantable du siècle passé n'est pas que notre liberté individuelle est illusoire - ce fut toujours le cas pour la plus grande partie de la population terrestre, l'autre partie étant composée d'êtres à faible niveau de conscience ("haut niveau d'inconscience" serait moins choquant ?) - c'est que la seule perspective d'avenir de l'humanité demeure la compétition planétaire. Le monde appartient à ceux qui cliquent en premier.

Il se trouve régulièrement un propagandiste enthousiaste pour nous prédire que l'économie future de notre monde moderne, ce sont des clics sur Internet. Ah, s'il pouvait avoir raison : imaginons comment chacun de nous, en quelques clics, pourrait réguler la consommation énergétique de son habitation ou de son véhicule en fonction des ressources disponibles dans les heures à venir et de leur coût de consommation sur place, directement sans aucun intermédiaire, et imaginons comment nous pourrions contribuer à l'optimisation dudit service en transmettant une prévision de nos futurs besoins les plus importants, pourquoi pas aussi notre niveau de satisfaction... Ce qui est amusant, c'est que cette vision d'apparence libérale est facilement réalisable efficacement en gestion monopolistique de la production et distribution d'énergie (centralisée ou décentralisée, c'est une autre question), en revanche quasiment impossible par le libre jeu concurrentiel entre des prestataires d'un "marché global de l'énergie". En effet, tentez d'imaginer comment "le" terminal de l'utilisateur dans l'hypothèse d'une concurrence libre et non faussée pourrait exister en modèle unique. Ah oui, il suffirait d'établir des normes pour ce terminal soit uniformisé entre les concurrents ? Mais alors, qui donc établirait ces normes, pour quand, dans quel intérêt commun, pour quelles perspectives d'évolutions futures des services rendus ?... Et puis zut, il faut simplifier, alors que le meilleur gagne dans le respect de la meilleure solution définie par les experts et, de toute façon, pour décider de toute option sur notre avenir commun, il est bien entendu que cela se fait d'un seul clic, pour ou contre !

Parmi les activités les plus prestigieuses dans nos sociétés "développées", on trouve des professions commerçantes de services immatériels pompeux, prospérant dans l'enveloppe de leurs splendeurs formelles au-dessus des populations ordinaires qui ne comprennent pas le langage abscons des grands mystères. Ce n'était pas différent dans les siècles anciens, par exemple en Europe avec les mages et les prophètes, alors que les légionnaires de l'antiquité romaine construisaient des villes, des aqueducs, des routes, avec un savoir faire dont on n'a retrouvé l'équivalent qu'à la fin du 18ème siècle. Notre modernité se caractérise par un niveau extraordinaire de libération de tous vis à vis des contraintes physiques et des limites de nos sens. Ce sont des scientifiques imaginatifs, des ingénieurs laborieux, des techniciens besogneux qui ont créé les usines à produire les instruments et les machines de notre confort et même les instruments de nos jeux. Nos vies animales ont été transformées par les résultats des trouvailles de ces gens-là (en passant par les sacrifices humains de la "révolution industrielle" et agricole) et ils continuent de maintenir notre monde technique en état de fonctionnement, y compris pour nous alimenter et nous soigner, sous la surface du business. Car le haut du pavé, celui des réussites exemplaires, ce sont des affairistes, des financiers, des juristes, des bonimenteurs de toutes sortes, dont les contributions constatées au bien commun font penser que notre monde deviendrait subitement plus raisonnable et plus créatif, bref vraiment moderne, s'ils disparaissaient tous instantanément d'un seul clic.

Insekt.jpg Automne après automne, pour le ramassage des feuilles mortes dans le parc public que je fréquente pour mon jogging depuis 50 ans (à me débuts, le mot "jogging" n'existait pas encore et les chiens aboyaient après les rarissimes originaux qu'ils voyaient courir en tenue scolaire de sport), un travailleur né très loin d'ici manie un engin à vent bruyant pour mettre les feuilles en ligne sur le côté puis un autre travailleur venu d'ailleurs, de très loin aussi, fait circuler une machine pétaradante qui met les feuilles en tas afin qu'une autre machine conduite par un autre travailleur venu de très loin aspire enfin le tas pour l'emporter sur son camion benne qui fuit un peu et pue beaucoup à chaque déplacement. Stupidité à multiple détente : gaspillage de pétrole par une mécanisation à outrance condamnant les conducteurs à la paresse physique au milieu de sources d'atmosphère polluée, étouffement précoce de toute logique de solidarité sociale qui pourrait autrement peut-être s'envisager par une forme d'imposition de travaux d'intérêt collectif réalisés par la population (il est devenu évident que ce serait le seul moyen de nettoyer vraiment durablement les rues et les couloirs des métros parisiens), ignominie de l'importation ou de la migration chez nous de pauvres gens excédentaires dans leurs pays de démographies irresponsables (notamment ceux où traditionnellement la retraite des vieux ne pouvait être assurée que par leur propre descendance), alignement destructeur des espaces publics naturels sur un schéma de type "parc de film américain certifié écologique" à entretien mécanisé, avec confection de soubassements stabilisés sur tous les chemins, qui deviennent des voies de circulation des engins en même temps que des lieux bien drainés de promenade aménagée avec bancs tout au long, préparant la progressive élimination des taillis et des arbres gênants, chaque saison un peu plus au fur et à mesure que les étroits sentiers historiques sont aménagés en raccourcis pour les poussettes et les chaises roulantes - les insectes ont été éradiqués en masse en 3 ans vers la fin des années 90, la faune vertébrée sauvage disparue est remplacée par des animaux décoratifs importés, pourquoi pas une volière d'oiseaux tropicaux ? Tout cela se tient ensemble, faut un gros clic là !

Clic à se perdre

Concentrons-nous à présent sur l'aile marchante de nos sociétés prétendument avancées : l'Entreprise !

Les ouvrages sur le management des entreprises, on aurait tort de les considérer comme des exemples de sous-littérature. Par leur vocabulaire et par leur sujet, ce sont des ouvrages de guerre - on en connaît la noblesse depuis l'antiquité. On y trouve tous les genres : discours de propagande, témoignages personnels, récits de batailles gagnées ou perdues, tactiques et stratégies, réflexions philosophiques, poésie. Souvent, c'est tout à la fois. La plupart des ouvrages de guerre sont rédigés par des généraux, des diplomates ou des espions de haut vol, on y retrouve cependant une réalité vécue par beaucoup à divers niveaux hiérarchiques ou fonctionnels.

Parmi les ouvrages de management des entreprises, on peut discerner la résurgence d'un courant que l'on pourrait qualifier d'humaniste, au sens où il s'intéresse aux gens dans l'entreprise, toutefois bien concrètement en vue d'en faire un avantage sur la concurrence. En effet, ce courant n'a pas grand chose à voir avec les mouvements socialistes ou paternalistes des débuts de la révolution industrielle, ni avec les tentatives de généralisation des valeurs du compagnonnage. Récemment, ce courant s'est exprimé principalement dans les conceptions d'"entreprise apprenante" : organigramme en râteau, valorisation et partage de l'expérience, généralisation des contributions du personnel aux améliorations du service aux clients et des produits, etc. Les sociétés de conseil et de services informatiques ne sont pas les seules concernées, ce type de modèle est aussi celui des entreprises industrielles de production ou de logistique en flux tendu, soumises à de fortes contraintes de flexibilité.

A côté des beaux écrits, la réalité peut cependant s'avérer très crue. Par exemple, de grands groupes industriels externalisent progressivement une partie de leurs bureaux d'études, soit vers des pays où les salaires d'ingénieurs sont plus bas, soit sur place carrément en usant de diverses formules de portages salariaux ou d'associations informelles d'autoentrepreneurs.

PetLib.jpg Néanmoins, il existe une mode de la pensée managériale, orientée vers la reconnaissance de la singularité de l'expérience individuelle et de sa valeur pour l'entreprise. Et il semble qu'enfin, les approches naïves des années 2000 du "management des connaissances" (Knowledge Management) par un archivage documentaire informatisé ont muté vers des programmes à la fois moins réducteurs et moins coûteux. L'accent s'est déplacé vers les conditions de la participation du personnel à de tels programmes. Prioritairement, on recherche la création de la confiance entre les personnes destinées à partager leur expérience et surtout son maintien dans le temps. L'excellence de l'informatique de partage devient secondaire. Après l'éblouissement technologique, on retrouve une longue tradition du management.

Quel beau titre que Liberation Management (Necessary Disorganization for the Nanosecond Nineties), Tom Peters, Pan Books, 1992, 800 pages environ. Ou, à l'inverse, quelle honteuse prétention à "gérer" une forme de libération - mais peut-on y échapper pratiquement, dans la société en général comme en particulier dans le cadre d'une entreprise ? C'est bien la vaste question de l'accession à la "liberté" dans le monde moderne, ou de son maintien, qui est ainsi posée dans le titre de ce bouquin de référence. Il est dommage que la pertinence de la question ne s'impose pas aux détenteurs du pouvoir sur l'évolution d'Internet et du Web comme instruments de libération. Ou alors, ce n'est que l'apparence d'une libération ?

Pour notre sujet, mais peut-être aussi plus généralement, l'ouvrage de Tom Peters n'apporte en réalité pas grand chose de neuf, au-delà de références documentées aux écrits de certains papes du libéralisme économique et au delà d'une présentation enthousiaste de cas exemplaires, en comparaison des grands classiques du management dont le seul parcours de la table des matières manifeste encore l'actualité, par exemple, "The reality of organizations" de Rosemary Stewart (1970, Pan Management Series, 190 pages). Cependant, Peters donne un éclairage original sur un point particulier, au travers d'exemples de collaboration à distance entre les consultants d'une grande société internationale de conseil, où il met l'accent sur la relation humaine et la diplomatie individualisée nécessaire au partage d'expérience entre des professionnels de facto concurrents dans l'évolution de leur carrière et plus immédiatement sur le montant de leur prime personnalisée de fin d'année, et même dans une culture d'entreprise favorisant le repérage rapide des bonnes compétences internes en fonction des dossiers en cours.

RoseStew.jpg J'ai pu visiter, dans les années 75-80, dans l'Est de la France, une entreprise spécialisée dans la fabrication d'un composant décoratif personnalisé à destination des industries d'emballages alimentaires en flux tendu. Les machines de production de l'usine étaient d'une grande variété, notamment pour réaliser de très petites séries dans un délai court. A l'époque, on m'avait dit que le patron répartissait chaque année les bénéfices de l'entreprise (après provisions pour investissement etc) également entre ses employés, de fait tous considérés comme des compagnons artisans. L'entreprise existe toujours, mais elle a été rachetée par un grand groupe... Ce modèle artisanal n'est pas généralisable tel quel, c'est pourtant la référence fondatrice de toute entreprise comme lieu de partage des expériences entre des professionnels. Autrement, entreprise apprenante ou pas, organigramme en râteau ou pas, on retombe infailliblement sur le modèle de la course des rats, ou une forme d'ubérisation de l'intérieur, avec l'expérience de l'autre comme véhicule utilitaire transitoire. Malheureusement, cette évidence apparaît difficilement comme telle dans une grande organisation, victime des luttes de pouvoir et des effets de masse. Dans une start-up, son ignorance ou sa négation sont à la source de beaucoup de dissensions fatales.

Seuls les fondamentaux de la nature humaine sont communs aux start-up, aux entreprises moyennes, et aux multinationales. Même dans les algorithmes et les logiciels les plus abstraits que nous créons pour contrôler, pour gérer, ils sont implicites. De toute façon, au bout du bout, il y a une personne avec ses gros doigts et ses yeux fatigués devant un écran, qui "décide". Comme c'est rassurant !

Clic pour voir, clic de vote, clic à fric, clic d'erreur, clic de retour, clic de plus, clic de moins, clic de rien du tout, y a plus personne depuis le début.

mardi 23 février 2016

Le pouvoir par les références

Un gourou de la fin du 20ème a prédit un basculement du "Pouvoir", du pouvoir des armes vers celui de l'information (Powershift, Alvin Toffler, 1990). La thèse futuriste était exprimée de manière assez confuse, mais il en ressortait qu'une nouvelle forme de "Pouvoir" résiderait dans la seule capacité à savoir où se trouve la bonne information plutôt que dans l'information elle-même.

Atouflair.jpg

C'était tout de même une belle anticipation de la manifestation publique du grand pouvoir des moteurs de recherche universelle et des navigateurs Web (vers 1995). Une anticipation de 5 années à peine, mais de quelles innovations !

Cette anticipation, portée par un souffle enthousiaste, préfigurait la conception magique d'une révolution numérique à venir. Cette magie, d'autres auteurs ont tenté de l'apprivoiser (par exemple Being Digital de Nicholas Negroponte, 1995). A l'inverse, d'autres auteurs l'ont sublimée en torturant les théories de l'informatique pour leur faire prendre forme de révélations ésotériques. D'autres tentent d'imaginer une nouvelle ère numérique à la suite de l'écriture et de l'imprimerie (Petite Poucette, Michel Serres, Editions Le Pommier, 2012). Alors qu'il y a tellement de raisons urgentes de la réaliser tout de suite, cette révolution numérique, par exemple afin de nous impliquer concrètement dans les énormes efforts à réaliser pour éviter l'extinction de la planète !

Rétrospectivement, le plus étonnant, c'est l'exactitude technique de l'anticipation - peut-être l'auteur était-il tout simplement bien renseigné. Car c'est bien l'invention du lien pointeur d'information, vers la fin des années 80, qui est à la base du Web : cette invention nous donne la faculté d'appeler l'information référencée par un lien signalé sur une page du navigateur, par un clic sur le lien. Ce lien remplit automatiquement une fonction analogue aux renvois de pages dans les index à la fin des gros bouquins, sauf qu'il peut pointer n'importe où, sur n'importe quoi dans le Web, et qu'on peut l'insérer à n'importe quel endroit (ou presque) dans une page. Cependant, l'actuel protocole technique de réalisation du lien URL, celui qui a prévalu à la fin des années 80 et demeure seul en vigueur, est devenu inadapté aux réalités présentes du Web. En effet, par conception, ce lien reproduit les limites fonctionnelles d'un index : il suppose la stabilité de la destination pointée et sa pertinence. De fait, son usage suppose donc un univers informatique complaisant, figé ou en développement permanent par accumulation. Il suffit de consulter, par exemple, une page de l'encyclopédie Wikipedia, pour constater l'optimisme de cette supposition. Une forte proportion des liens dans les références en fins d'articles pointe dans le vide. D'autre part, pour illustrer d'un exemple simple l'abus potentiel du pointage via lien URL, si vous placez sur le Web une oeuvre reconnue par vos pairs afin de la diffuser gratuitement, vous ne souhaitez probablement pas que tel ou tel paragraphe en soit pointé par ailleurs dans un article inconnu de vous et qui éventuellement contiendrait des accusations déloyales ou des interprétations fausses; de plus, vous souhaitez certainement que tous les liens pointant sur votre oeuvre puissent être mis à jour si vous la déplacez sur un autre site du Web et dans le cas où son site actuel d'hébergement serait réorganisé; et vous souhaitez aussi que ces liens vers votre œuvre puissent être adaptés si vous mettez en ligne une version plus complète ou, au contraire pour d'autres raisons, seulement une version réduite... En résumé, le lien fondateur du Web est un lien de pur pointage, dénué d'attribut, péremptoire, idéal pour une photographie instantanée d'un monde du savoir parfait. Mais, dans un monde imparfait où les vies ne sont pas éternelles, et où le commerce et le mensonge occupent une grande partie de nos existences agitées, ce lien-là est l'arme idéale du pirate et du manipulateur, autant que le jouet du débile et le doudou de l'ignorant. Il a rendu indispensables les moteurs de recherche universels en tant que révélateurs des liens existants vers un contenu; il a fait leur fortune après l'invention lucrative du Pagerank ou d'un autre critère simpliste équivalent destiné à réduire la monstruosité de leur fonction... L'universalité totalitaire du lien URL, l'exclusion d'alternative plus élaborée, c'est pour quel brillant avenir convivial ?

Rétrospectivement, ce qui est peut-être encore plus frappant dans le livre du gourou, c'est l'éblouissante confusion entre connaissance et compétence, encore balbutiante à l'époque de la parution du livre, à présent généralisée pour le plus grand profit des prestataires de savoirs consommables. Cette confusion est clairement exprimée dans la définition du nouveau pouvoir futur, explicitement fondé sur les liens vers les informations plutôt que sur les informations elles-mêmes. Pour l'acquisition du nouveau "Pouvoir", une connaissance, un savoir, c'est un paquet de références. Par extension, automatiquement - cela n'était pas anticipé -, on arrive à ce que nous constatons à présent : chacun de nous sur le Web, se résume à un paquet de références, à l'enveloppe normalisée et translucide d'une sorte de credo éclaté, dont les pointeurs vont progressivement tomber dans le vide à chacune de nos pertes d'assiduité, définitivement au terme de notre existence physique. Quel poète a dit que seuls nous survivent les rêves que nous transmettons aux autres ? Certainement pas sur le Web actuel.

Finalement, le seul détail où cette anticipation peut paraître à présent trompeuse et naïve, c'est paradoxalement son ignorance de la nature du nouveau "Pouvoir". En effet, l'anticipation de 1990 n'imaginait pas l'exploitation statistique géante en arrière plan des comportements des utilisateurs du Web ni la variété des influences que cette exploitation allait instrumenter dans tous les medias enchaînés. Rien qu'à partir des références. Mais, à la décharge du gourou prévisionniste, peu de gens semblent encore conscients de ce Nouveau Pouvoir.

Pour un Web d'intérêt général

Ce billet propose encore un autre point de vue décalé sur le Web, afin d'en faire ressortir certaines insuffisances en vue de la création de sociétés virtuelles et d'ouvrir le champ des possibilités pratiques nécessaires à cette création.

Précisons. Il s'agit de la création de sociétés virtuelles pour des objectifs définis par leurs contributeurs dans un cadre ouvert potentiellement universel, par exemple la citoyenneté planétaire. Il est clair que de tels cadres à vocation universelle, pour autant que l'on souhaite leur donner une existence, sont néanmoins contraignants par leurs finalités, leurs valeurs, leurs objectifs premiers. De tels cadres existent déjà sur le Web, mais par accident et par exception, sans référence à un processus générique de construction. Il est évident que la définition d'un ensemble de processus de construction de "vraies" sociétés virtuelles du Web équivaut en pratique à une définition de l'intérêt général du Web pour ce domaine des "vraies" sociétés virtuelles.

Autrement dit, nous ne parlons pas de sociétés virtuelles constituées, par exemple, afin d'exploiter les écarts des variations des Bourses américaines par rapport aux Bourses asiatiques. Mais de sociétés virtuelles destinées, par exemple, aux diverses formes de développement des personnes - du moment que ce développement ne suppose pas, même indirectement, de nuire à d'autres personnes. Les prétendus "réseaux sociaux" ne sont, pour le moment, que des instruments formels en prolongement de "la" société réelle, dont l'économie repose sur l'exploitation statistique souterraine et l'influence ciblée de nos comportements.

Certainement, notre point de vue paraîtra naïf aux admirateurs sans recul de Machiavel, de Rousseau, de Marx, de Freud, de Hayek, et de tant d'autres grands esprits, poètes et prophètes de tous les temps, qui nous ont offert une interprétation de nos vies en société ou les ont transfigurées en humaine épopée. Nous sommes entièrement d'accord que, pour l'entretien de nos croyances historiques, il est vain de réfléchir à une nouvelle formule d'intérêt commun universel, surtout si le champ de nos prétentions se limite au Web - on ne trouve évidemment rien à ce sujet dans les grands écrits de référence ! On n'y trouve pas grand chose non plus pour répondre concrètement à la détresse du monde actuel, que nous avons mis en régression accélérée par notre ignorance des lois physiques et notre paresse à changer de croyances - ah bon, vous n'êtes pas au courant ?

En pratique, le plus urgent, en vue d'une transformation du Web en instrument de création sociale, à partir d'un univers mental imprégné d'une conception réductrice de l'économie, c'est de réaffirmer la différence de nature entre l'intérêt général et les intérêts particuliers.

De telles différences de nature, non exclusives, existent dans toute société humaine, qu'elles soient exprimées théoriquement ou qu'elles s'expriment aussi ou seulement par des délimitations de l'espace (et du temps ?), par exemple entre la famille, la communauté villageoise, le reste du monde. Posons la question autrement : un espace humanisé, qu'il soit virtuel comme le Web ou réel, peut-il exister comme espace social en l'absence d'une définition commune de l'intérêt général ? Un Web structuré de fait comme une jungle (en comparaison, une structuration en grand bazar serait plus adaptée aux réalités d'un monde clos et au rêve d'une communauté conviviale universelle) peut-il remplir un rôle social pour la paix dans le monde, pour la préservation de la planète, pour... ?

"Mind your step" ! A la station "Notre Web", il n'y a rien après la marche, rien qu'une feuille de "netiquette" tournoyant dans le vide, et au loin, le reflet vacillant d'une déclaration universelle des droits de l'homme. Il est prudent d'attendre la station "Joli Web" : le quai est solide, en aggloméré de feuillets de conditions générales d'utilisation, les décors sont animés, avec divers types de miroirs, d'offres de compagnie et de commerce, d'invitations ludiques à l'emploi de services culturels. Cool, ce ne sont plus les réponses qui nous sont données, ce sont les questions.

Par avance, nous savons que ce vide, l'absence d'une définition de l'intérêt général du Web, ne sera jamais correctement comblé par une production d'experts, tant que l'étrangeté de ce vide demeurera dissimulée. D'autant moins si lesdits experts demeurent dans leurs décors et coutumes d'entre soi. D'autant moins que nos experts et grands dirigeants sont, du fait de leurs processus de sélection, a priori satisfaits du monde tel qu'il est, en particulier de leur petit monde à eux. Absorbés par les péripéties de jeux sournois entre eux, la grandeur de leur responsabilité devant l'humanité future ne les atteint pas. Peut-être ces hautes personnalités affecteront un jour de compter sur nous ou sur d'autres plus grands esprits pour leur fournir quelques idées... qu'elles feront jeter aux lions !

A notre modeste niveau dans le présent billet, et en complément de plusieurs billets précédents, notre contribution sera l'illustration de la différence de nature entre l'intérêt général et les intérêts particuliers, l'affirmation de cette différence fondamentale, et au passage, quelques moyens pratiques de la vivre. Concernant les quelques images en bordure, elles sont évidemment ironiques en pleine contradiction ou fort décalage en soutien involontaire du texte, à l'exception de la couverture du livre devenu introuvable malgré son actualité en 2016 "Le Royaume Enchanté de Tony Blair", Philippe Auclair, Fayard 2006.

Mirage de la contractualisation de l'intérêt général

L'illustration proposée pour le premier point, la différence de nature entre l'intérêt général et l'intérêt particulier est inspirée de nos expériences professionnelles dans des situations d'affrontement entre l'Etat et des entreprises privées. Nous garantissons que cette illustration apporte un éclairage très complémentaire aux ouvrages et déclarations d'intentions à propos des relations entre Etat et entreprises, rapports et mémoires de toutes inspirations techniques, juridiques, comptables, politiques, philosophiques. En effet, nous affirmons qu'il est primordial, pour convenablement traiter d'un tel sujet, de comprendre ce qui se passe dans la tête des gens au cours de leurs interactions, pour appréhender directement l'abstraction des concepts et leurs interprétations.

Par commodité dans le présent chapitre, nous assimilons provisoirement Etat et intérêt général.

Pour nous épargner l'exposé d'un contexte compliqué, nous proposons un cas imaginaire simple de conflit Etat-entreprise, cependant hautement représentatif de nombreuses situations véridiques. Nous supposons qu'il existe un Etat, c'est-à-dire une entité permanente instituée par la collectivité pour assurer des services publics à la population indépendamment du régime politique - cette définition vague suffit à notre propos et en vaut bien d'autres théoriquement en vigueur dans divers pays. Pour la bonne compréhension, il faut savoir que le terme "marché public" désigne ici un contrat entre une entreprise privée et l'Etat. Et que l'Etat, en tant que responsable de services publics, est, dans notre illustration, incarné par une Administration, sous l'autorité d'un ministère. Merci de bien vouloir adapter les termes, les règles implicites de comportement, l'arrière-plan des institutions et des lois, à votre propre pays et environnement culturel.

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C'est une banale réunion mensuelle de chantier entre des représentants de l'Administration et ceux d'une entreprise maître d'oeuvre de la construction d'un nouveau bâtiment destiné à une fonction de service public. L'entreprise est en l'occurrence une filiale d'une très grande entreprise. La structure du bâtiment est terminée, on en est aux finitions.

REPRESENTANT DE L'ADMINISTRATION. --- Pas de poignée sur les portes des toilettes, pas de signalisation d'occupation, scandaleux !

MAÏTRE D'OEUVRE. --- Mais le plan que vous avez approuvé ne comportait pas de poignées sur les portes des toilettes... Nous vous rappelons que notre entreprise s'est engagée au strict respect de ce plan. C'est dans le relevé des décisions de notre point de chantier précédent....

REPRESENTANT DE L'ADMINISTRATION. --- Tout de même, les règles de l'art...

Suit une séance de bla bla, de part et d'autre, avec tout de même quelques mises au point de détails en désordre, en préparation de l'instant décisif.

MAÏTRE D'OEUVRE. --- Bon, finalement vous avez de la chance, je viens d'obtenir la confirmation par SMS, on peut vous les faire assez rapidement. D'ailleurs, nous y sommes obligés puisque notre entreprise est chargée de l'étude et de la réalisation de toutes modifications jusqu'à la réception de l'ouvrage et après. Bon, nous sommes bien d'accord pour des poignées à la norme STD-EU-19467 ?

REPRESENTANT DE L'ADMINISTRATION. ---...

MAÏTRE D'OEUVRE. --- Nous vous fournirons sous une semaine un plan de détail de principe. Sous condition de la réception par notre siège social de votre approbation du plan de détail avant le 30 de ce mois, les poignées seront posées avant notre prochain point mensuel de chantier... Ce sera 5000 euros par porte...

REPRESENTANT DE L'ADMINISTRATION. --- (Râle étouffé)

MAÏTRE D'OEUVRE. --- Eh oui, il faudra d'abord enlever les aimants et les crochets installés et modifier les plans de détail... Allez, seulement 4550 euros par poignée si vous acceptez un délai supplémentaire de 3 mois. Le montant sera pris sur la ligne de provision pour petites modifications prévue au marché...

Pourquoi ces râles étouffés et ce silence des représentants de l'Administration ? Les représentants de la puissante Administration savent qu'ils ne récolteront que des ennuis s'ils refusent la très coûteuse proposition du maître d'oeuvre. Procédures formelles, manifestations d'inquiétude agacée de la hiérarchie administrative, batailles d'experts, affrontements juridiques, retards du chantier, peut-être même fureur des utilisateurs. Au mieux, après des mois consacrés à répondre aux arguties dilatoires du service juridique du maître d'oeuvre, et s'ils parvenaient finalement à faire valoir une faute de ce dernier, il auraient à supporter une renégociation (dans quelles douleurs !) pour la passation d'un avenant au marché public pour les poignées de portes. Pauvre victoire.

Ah, évidemment, ils auraient du réagir sur le champ, par exemple en menaçant de publier le scandale ! Mais, en pratique, ce genre de réaction n'est pas dans le champ des possibilités ouvertes aux représentants de l'Administration. En effet, face à une menace potentielle proférée par de quelconques représentants de l'Administration de moyen niveau, le maître d'oeuvre dispose d'un grande variété de parades et de contre attaques possibles, à commencer par l'ignorance de la menace. Surtout, le maître d'oeuvre sait bien qu'il est rarement de l'intérêt desdits représentants de remonter la question dans leur hiérarchie. Le résultat d'une telle remontée est, en effet, presque toujours dans l'intérêt bien compris de l'Entreprise, qui ne se privera cependant pas de manifester protestations et mécontentements. Car lui, le maître d'oeuvre, sait brandir les preuves ultimes de l'impuissance des prétendus hauts personnages de l'Administration, à savoir par exemple le constat des retards des paiements dus par la Trésorerie Publique ou l'incompatibilité entre certaines exigences spécifiées dans le marché ou encore les divergences d’interprétation d'une norme... gardant en réserve le discret pouvoir d'initiative de son Grand Patron, un puissant personnage capable de forcer la porte du ministre adéquat sous préavis d'une journée ou même sans aucun préavis, afin de s'accorder en haut lieu sur la justesse du point de vue de l'Entreprise et sur les conséquences à en tirer.

Pourtant, la Grande Administration détient théoriquement l'équivalent d'une arme atomique face à toute entreprise privée, en usant de sa capacité à dénoncer un marché public ou même à exclure une entreprise des compétitions sur les marchés publics. En réalité, cela fait bien longtemps que l'Administration a constaté, dans sa grande sagesse, non seulement l'inutilité encombrante de cette arme épouvantable, mais aussi l'inefficacité de sa menace d'utilisation, sauf face à de petites entreprises vraiment privées et mal informées. Certes, mieux vaut un bon arrangement qu'un mauvais procès, sauf que, dans le cas de l'Administration, les possibilités pratiques d'"arrangement" dans un cas vraiment conflictuel ne peuvent au mieux ressortir que d'une forme de corruption passive, et alors, de facto un procès ne peut s'avérer que très mauvais. Donc, en toute conscience des limites de son pouvoir, l'Administration préfère fermer les yeux, réceptionner, payer sans se presser et laisser courir. L'entrepreneur avisé saura en jouer. Evidemment seulement pour "récupérer sa marge" !

Dans le cas de nos poignées de porte, la première occasion de réagir, pour les représentants de l'Administration dans le cadre d'une réunion de chantier, c'est par la mise en défaut du maître d'oeuvre tout de suite sur un autre point, afin de pouvoir subtilement "échanger" la pose des poignées contre l'ignorance d'un autre défaut moins apparent ou contre l'acceptation tacite d'un retard de livraison d'une autre réalisation prévue. C'est là un jeu dangereux, dont les possibles effets négatifs seront reportés beaucoup plus tard sur les caisses de l'Etat, quand le défaut se révèlera ou que les conséquences inattendues du retard d'une livraison apparaîtront - mais d'ici là les représentants de l'Administration auront changé plusieurs fois. Attention, car même dans une telle spirale de "négociation", le maître d'oeuvre pourra, tous calculs faits et au moment approprié, préférer l'action officielle en justice, s'il anticipe qu'il en sortira en meilleure position en vue d'une négociation plus globale dont les implications dépasseront largement le conflit sur les poignées de portes !

Imaginez une seconde ce genre de dialogue délicatement conflictuel ou carrément antagonique dans le cas d'un nouveau système de gestion informatisée destiné à une Administration : ne vous demandez plus pourquoi la plupart des grands projets informatiques de nos ministères, qui coûtent des centaines de millions à l'Etat et font participer tant de gens intelligents, sont des ratages à répétition. Imaginez une demie seconde ce genre de dialogue en plusieurs langues dans le cadre d'un grand programme international : l'arrière-plan est plus complexe, mais on y retrouve les mêmes mécanismes (surtout en l'absence de valeurs communes implicites entre les parties ou, au contraire, en présence de valeurs communes différemment comprises), et alors ne vous demandez plus pourquoi les grands programmes internationaux sont conduits à grands frais pour les donneurs d'ordres avec d'énormes retards et pourquoi ils ne produisent tout simplement rien si le consortium d'entreprises "privées" est mal dirigé ou n'a pas intérêt à ce que le programme avance.

Conclusion de l'illustration proposée : dans les situations contractuelles où se développent des intérêts particuliers malveillants ou incompétents en regard d'un intérêt général, cet intérêt général ne pèse pas lourd. Ou, à l'inverse, tellement lourd qu'il en devient inopérant, un décor théorique.

Généralisation. Un contrat, quel que soit le nom qu'on lui donne, ce n'est rien d'autre, cela ne peut être rien d'autre, cela ne doit être rien d'autre qu'un accord qui organise des intérêts particuliers. Dans un cadre contractuel, l'intérêt général ne peut donc être représenté par rien d'autre que le contrat lui-même. C'est pourquoi, la contractualisation de l'intérêt général ne peut être, par définition, qu'une ineptie fondamentale. Parce que l'intérêt général, par définition, est au dessus de tous les contrats.

Hé bien, que croyez vous qu'il arriva ? Comme cela ne marchait pas bien en petit, on a essayé en grand !

Extension du champ contractuel public privé, extension de la double fatalité

Imaginez maintenant un marché public de longue durée du genre "Partenariat Public Privé", où l'Etat fait réaliser un gros investissement par une entreprise privée en échange de la réalisation par cette dernière d'un service public, moyennant un échéancier de paiements étatiques totalement ou partiellement lié aux nombres et types de prestations, tels que soins de santé, fournitures d'énergie électrique, transports publics, surveillances maritimes, pourquoi pas interventions militaires, mais aussi plus ordinairement locations de locaux, d'une flotte de transport aérien lourd...

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Voici quelques précisions complémentaires pour comprendre pourquoi ces contrats de "partenariat" de services publics s'avèrent toujours dans la durée beaucoup plus coûteux que prévu pour l'Etat, et de mauvaise qualité pour les bénéficiaires, qui finissent par payer les services publics très cher alors que leurs impôts ne diminuent guère. Les exemples sont nombreux. Les plus fameux sont les réformes blairistes au Royaume Uni, notamment la privatisation du transport ferroviaire et d'hôpitaux publics; en Californie, la privatisation de la distribution électrique.

Non, ce n'est pas parce que les indicateurs contractuels de la qualité du service réalisé par le prestataire privé sont insuffisants. Non, ce n'est pas non plus toujours parce que l'entreprise privée opère au coût minimal au nom de la liberté que le contrat lui a concédée et qu'elle aurait trop tiré sur la ficelle dans son effort de réduction des coûts.

Cette dégradation résulte d'une double fatalité.

Premièrement, il existe un moment, dans la vie d'un contrat de service, où des problèmes imprévus de fonctionnement apparaissent, où de nouveaux besoins d'investissement sont nécessaires pour assurer l'état de l'art - pour faire savant, on peut les appeler "incidences d'externalités techniques", ce qui ne change rien au fait qu'on est incapable d'en prévoir ni le moment ni l'ampleur.

Par ailleurs et en parallèle, il existe un moment critique, pas forcément en relation directe avec la première fatalité, où l'intérêt pécunier conscient de l'entreprise n'est plus d'assurer un service de qualité mais au contraire de le dégrader, sous de nombreux prétextes, préférentiellement fondés sur des insuffisances ou des abus du partenaire "Etat", par exemple en pointant des défauts dans la coordination entre diverses entités publiques ou dans le transfert initial des compétences ou dans certaines spécifications réinterprétées comme des restrictions de la liberté d'entreprendre. En bref et au total, il existe donc un moment choisi par l'entreprise (ou alors elle se débrouille vraiment mal) où l'Etat sera contraint de remettre au pot, beaucoup plus que les experts étatiques en comptabilité future (calculs du coût global) n'auront osé l'envisager avant la signature du marché de partenariat. Insistons sur la fatalité brute coûteuse, à partir d'une position très défavorable de renégociation, pour tout Etat engagé dans les illusions du "partenariat". Dans la mesure où c'est à la fin l'Etat qui porte la responsabilité d'un service public.

Remarque. C'est par pudeur que nous ne traitons pas ici des détails savoureux et des mille péripéties autour de l'identité de l'"Entreprise", le plus souvent une structure juridique ad hoc par nature volatile et flexible... cependant "partenaire" d'un Etat éternel.

Management avec les compétences

Le fait que, dans certains pays, on retrouve dans l'Entreprise et dans l'Administration beaucoup d'anciens élèves des mêmes universités ou des mêmes promotions d'écoles prestigieuses, et que ces gens transitent couramment d'un monde à l'autre au cours de leurs brillantes carrières, c'est un fait anecdotique par rapport à ce que nous mettons ici en évidence : des engrenages et des fatalités, à partir d'un équilibre des pouvoirs généralement méconnu entre l'Etat et les entreprises.

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Cependant, les conséquences de ces engrenages et les impacts des fatalités pourraient être réduits et maîtrisés dans le temps si nos hauts personnages responsables, grands experts et conseils avisés, du côté étatique comme de trop d'entreprises privées, osaient se soulager de leur ignorance de la vraie vie, plutôt que de l'entretenir pour leur petite tranquillité d'esprit ou leurs intérêts personnels. Car c'est une généralité patente, nos grands personnages ignorent la discipline de la gestion des contrats - les évolutions de leurs carrières sont trop rapides pour leur permettre d'en apprécier in vivo les subtilités et les dangers. Ils assimilent cette discipline à la rédaction d'un document abusivement nommé "spécification de management" ou "plan de management", généralement sous-traitée à un consultant généraliste, avec annexe bibliographique et liste des références aux normes citées. Ces grands personnages entourés d'experts sont incapables d'imaginer la réalité du terrain, au point qu'ils ne savent plus s'adresser directement à leur personnel autrement qu'à l'occasion d'une communication événementielle, au point qu'ils n'envisagent pas de faire appel personnellement aux individus porteurs des compétences dont ils auraient besoin ponctuellement. Evidemment, ce serait terrible pour leur orgueil de découvrir la réalité de la société humaine, même dans le périmètre de l'organisation qu'ils dirigent, car leur supériorité à eux, c'est justement de "manager" par les chiffres et les abstractions !

Il devrait pourtant être évident, avant de prétendre s'attaquer à de gros contrats, qu'il faut d'abord maîtriser complètement la gestion courante de divers types de contrats simples représentatifs de la variété des difficultés de cette gestion courante : par exemple le contrat de la cantine et de la crèche, le contrat d'entretien du chauffage des bâtiments, le contrat d'étalonnage et d'entretien des appareils de mesure, les contrats d'entretien à la demande des machines spéciales destinées à des campagnes d'essais, etc. Il devrait être évident que c'est bien dans le texte du contrat d'origine que l'on doit spécifier les règles de dialogue, de partage des informations, d'adaptation des niveaux d'exigence, etc., indispensables à la gestion de tout contrat de service en exécution.

Il devrait être évident qu'un professionnel de terrain expérimenté en saura plus sur les réalités de la gestion d'un contrat dans la durée que le plus futé des juristes, qu'il saura l'exprimer en quelques pages et saura comment consulter pour cela d'autres professionnels compétents, et que l'on pourra s'appuyer sur la réunion de leurs expériences pour ne pas laisser grandes ouvertes les possibilités de dérive, de faux prétexte, de mise en défaut artificielle, et pour spécifier les cas d'urgence qui permettront d'échapper aux blocages, etc.

Il devrait être évident que la logique de découpage des tranches contractuelles doit être établie conjointement avec les clauses de gestion d'exécution du contrat, car toutes deux dépendent fortement des techniques et des métiers contribuant à la réalisation, du contexte normatif et réglementaire, du niveau des compétences des deux parties contractantes, des divers types de risques que l'on peut anticiper ou non, de la répartition dans le temps des diverses prestations attendues, etc. Un professionnel de terrain expérimenté saura reconnaître par avance les imperfections d'un prestataire, et saura éviter un engagement trop fort ou sur une trop longue durée.

En résumé, la gestion des contrats requiert une compétence vraiment multidisciplinaire, et c'est une erreur monstrueuse que de la réduire aux seuls aspects qualitatifs et financiers ou de la retrancher a priori dans une spécification isolée. La mise en oeuvre de cette gestion dans la durée du contrat exige évidemment aussi la contribution de compétences multiples, du temps et des ressources, à prévoir et à savoir dégager, avec ce qui existe à ce moment-là en disponibilité.

Le "management des compétences", c'est une ineptie de laboratoire. La seule pratique humainement possible, c'est le management d'une forme de convivialité, avec les compétences et par les compétences.

Vous avez certainement remarqué que, depuis quelques paragraphes, notre discours vaut aussi bien du côté de l'Etat que du côté de l'entreprise. Il s'agit là, en effet, d'aspects mésestimés des deux côtés en conséquence de causes diverses que nous ne développerons pas ici. Nous avons traité dans un autre billet de l'actuelle pesante négation des compétences individuelles acquises par chacun de nous au cours de son existence. Cependant, il serait particulièrement déplacé d'imaginer par là une nouvelle forme de lutte des classes entre les pauvres "vrais sachants" victimes et les riches patrons exploiteurs brutaux imbéciles : le gâchis des compétences individuelles acquises au cours de la vie professionnelle active existe autant chez les hauts personnages et les dirigeants que chez les humbles et les humiliés. Autrement, le monde serait bien différent.

Reconnaissance commune de l'intérêt général

La différence de nature entre le service public et des prestations d'entreprises privées, c'est l'intérêt général.

Différence de nature, n'est-ce pas exagéré ?

Rappelons la fonction première de toute entreprise privée : gagner de l'argent. A minima, ne pas en perdre. Cette fonction première est vitale pour l'entreprise, elle ne peut supporter la parité avec aucune autre fonction, comme celle d'assurer durablement un service public de qualité. Seule la fonction "survivre" peut y prétendre, et encore est-ce conjoncturel et provisoire : "survivre" dans l'intérêt très privé de qui et pour quelle espérance de gain supérieur aux inconvénients d'une disparition (ou de perte inférieure à celle d'une disparition) ?

Dès qu'elle prend la décision de candidature à un contrat important (marché public ou appel d'offres émis par une autre entreprise), toute grande entreprise commence à nourrir un dossier "contentieux", en commençant par le balayage fin des spécifications techniques pour y détecter les imprécisions, les potentialités de risques dissimulés, etc. et par la critique approfondie du processus de traitement des candidatures afin de préparer une éventuelle argumentation de défaut de transparence, de favoritisme (pour un concurrent), etc. Si l'entreprise perd, le dossier sert de base à un éventuel recours juridique. Si l'entreprise gagne, l'alimentation du dossier "contentieux" continue, en attente du moment propice... Bien évidemment, le coût pour l'entreprise de cet armement juridique comprend aussi une provision pour les éventuels procès.

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Du côté de l'Entreprise, tout cela est normal, c'est de bonne gestion.

La finalité de l'Entreprise, mutinationale, moyenne ou startup, n'a rien à voir avec l'intérêt général d'un service public de qualité, et il n'existe aucune possibilité de compatibilité avec cet intérêt général en dehors du contexte fermé d'un contrat de sous-traitance de prestations, à condition qu'il soit convenablement géré dans la durée, éventuellement associé à un contrat de leasing de moyens.

Du côté de l'Etat, on ferait bien d'en être conscient à tous les niveaux en permanence. La mode actuelle qui affecte d'assimiler la conduite des affaires étatiques à un business d'entreprise apporte une dynamisation des services étatiques mais elle induit de fausses analogies. Ni les finalités, ni les responsabilités, ni les moyens, ni le "capital" ne devraient se définir, du côté étatique, comme ceux d'une entreprise. Sauf, évidemment, s'il n'existe pas de définition opératoire et vivante de l'intérêt général, s'il n'existe aucune définition des services publics attendus qui en découlent ou si ces définitions demeurent figées, inadaptées, décoratives, et que l'on fonctionne par continuité en se gargarisant de réformettes sans toucher aux statuts et privilèges historiques, en gâchant les capacités d'enthousiasme, d'implication, d'effort et de souffrance du peuple - est-ce qu'il existe encore un Etat, dans ce cas ?

Par ailleurs, est-il acceptable, dans un Etat quelconque digne de ce nom, de laisser des entreprises agir à l'encontre de l'intérêt général ? Par exemple, lorsqu'un produit addictif a été déclaré nocif pour la santé, est-il acceptable que des lobbies s'activent pour retarder, contester les mesures d'éradication (ou, à l'inverse, pour faire semblant de les soutenir par des publicités volontairement maladroites et disqualifiantes) ? Au-delà, il devrait sembler urgent d'imaginer comment, dans notre nouveau monde de solidarités sous contraintes de ressources et de restriction des pollutions, on pourrait contrôler les finalités des entreprises en regard de l'intérêt général et encourager fortement les entreprises qui fournissent un apport important à la réalisation de finalités d'intérêt général.

Doit-on trouver normal que les investissements lourds dans l'équipement des réseaux de télécommunications privilégient l'alimentation des foyers en vidéos à la demande et en retransmissions d'événements sportifs, et que les "box Internet" nous soient présentées comme des magnétoscopes numériques ? Doit-on trouver normal que les réseaux acheminent les mises à jour automatiques, notamment publicitaires, des sites auxquels nous sommes connectés, alors qu'ils sont pour le moment invisibles dans des onglets inactifs de notre navigateur, ou que nous avons oublié d'éteindre l'engin connecté ? Ce qui est ainsi fondé comme le comportement courant normal du citoyen connecté, c'est celui du parieur, celui du fêtard compulsif, celui du gaspilleur innocent, celui du psychotique avide d'émotion artificielle et de reconnaissance, celui du drogué d'instantanés. D'accord que nous sommes tous un peu par moment des joueurs, des gaspilleurs, des débiles, etc., que c'est dans notre nature humaine, mais nous avons aussi par nature d'autres aspirations normales.

Est-il permis de douter que les brevets "protègent les inventeurs", et qu'ils sont des instruments logiquement et pratiquement cohérents avec un idéal de concurrence libre et non faussée ? Ils servent notoirement d'armes de destruction des petits concurrents, de prétextes aux actions juridiques entre grands requins, et de justifications aux pratiques légales d'évasion fiscale, en particulier chez les majors du Web et les grands noms des nouvelles technologies informatiques.

Questions terminales. Pour le Web, quel pourrait être l'équivalent de l'Etat en tant que porteur de l'intérêt général ? Ne pourrait-on, de toute façon, reprendre certaines finalités onusiennes, et en traiter certaines urgences en tant qu'opportunités de tester de nouveaux protocoles ? Pour la "démocratie Internet" des citoyens du monde, ne pourrait-on commencer par une "Web démocratisation" de certaines agences intergouvernementales pour accroître rapidement leur base au sein des populations ? Et un emprunt mondial pour le financement de cette petite vraie révolution - par Internet évidemment - pourquoi pas ?

Rêvons d'un autre monde pendant qu'il est encore temps. Et que nous avons tout pour le réaliser.

vendredi 5 février 2016

Songes et mensonges du Web


Enfin, la critique des mensonges et des illusions à propos d'Internet et du Web commence à prendre de la hauteur, sans nier certains bienfaits.



Un murmure de révolte

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Voici quelques extraits de mes notes prises au cours d'une conférence donnée à Paris fin janvier par un jeune auteur japonais.

Les échanges sur les réseaux sociaux sont encombrés de formules qui ont perdu leur sens d'origine, des formules que l'on doit répéter en société pour montrer qu'on est en phase avec le groupe. Contre ceux qui n'en sont pas ou qui osent manifester un décalage, contre ceux qui sont désignés à la vindicte populaire, alors on déchaîne la violence verbale.

C'est à l'image d'une société stéréotypée, incapable de débattre, soumise à l'arbitraire quotidien de quelques personnages qui font l'actualité, où les formules du jour servent à dissimuler, à faire taire, à ignorer l'inconnu, à étouffer le doute.

Les mots d’ordre de neutralité et d'impartialité servent à imposer la soumission et le vide de la pensée.

Internet et le Web sont devenus les outils du confort de nos idées.

Merci !

NB. Sauf erreur, le mot "communication" ne fut jamais prononcé, ni dans le cours de la conférence, ni dans les questions de la salle ni dans les réponses données. Evacuation significative ?




Un essai critique

"The Internet is not the answer" nous dit le titre du livre d'Andrew Keen, Atlantic Books, 2015. Il s'agit là bien entendu d'Internet vu au travers du World Wide Web et de ses services.

Après l'historique des préliminaires et des débuts d'Internet par des inventeurs geeks sous contrats d'organismes étatiques, l'auteur démonte les légendes fondatrices des grandes entreprises privées du Net.

On apprend notamment le rôle de l'entreprise de capital risque KPCB à l'origine de presque toutes les grandes entreprises du Web, celles qui ont réussi à devenir des quasi monopoles, celles qui ont une valorisation boursière géante, celles qui ont avalé leurs concurrents ou les ont battus à plate couture, celles dont les dirigeants sont multi milliardaires, celles dont la brillance illumine notre monde.... Il n'est fait allusion aux faveurs étatiques dont bénéficient ces entreprises et à leurs relations avec des agences gouvernementales que de manière parcimonieuse et répartie dans l'ouvrage : tarifs préférentiels sur des consommations énergétiques, dégrèvements fiscaux (!), partenariats sur des études discrètes visant à contrôler l'"humeur" des gens connectés, fournitures ponctuelles (?) d'informations à la NSA pour la lutte anti terroriste, etc.

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Abondamment, Keen explique comment et pourquoi Internet et le Web sont devenus des forces d'appauvrissement de nos sociétés. Il dénonce la destruction de secteurs économiques (création artistique et création de biens culturels, édition, librairies, taxis, hôtellerie,...), et le dynamitage de certains modes traditionnels de fonctionnement de nos sociétés au profit de quelques Web entreprises aux comportements de pirates - la création d'emplois par l'économie virtuelle ne compense nulle part les pertes locales ni la rupture des liens sociaux. Bien plus que d'offrir une diffusion potentielle mondiale à la communication des start-ups, le Web permet aux leaders de renforcer leur position dominante; c'est aussi vrai dans le domaine des cours en ligne (MOOC), qui ont donné l'opportunité aux universités les plus réputées et les plus riches d'accentuer leur avantage. C'est que le Web est par excellence l'instrument du "Winner-Take-All" : entre plusieurs offres de service, laquelle allez-vous regarder en premier sinon celle du leader, et pourquoi iriez-vous en changer par la suite si le service est bon et que vous êtes gentiment invité à en reprendre, et que vous pouvez constater l'avance du site Web du leader sur les concurrents ?

Il y a plus grave encore : c'est l'appauvrissement de nos pensées et de nos aspirations personnelles, exploitées à tous les sens du terme au travers de nos utilisations des réseaux sociaux, des moteurs de recherche, des plates formes commerciales, qui nous observent en arrière plan et nous influencent en retour.

L'ouvrage de Keen nous offre donc plus que du bon journalisme pour comprendre l'actualité, plus qu'un récit d'historien compétent, c'est une critique sociologique. On pourrait lire l'ouvrage de Keen comme une démonstration moderne de la transition d'une grande société universelle sans monnaie (ce qu'était Internet à l'époque de Mosaïc le premier navigateur Web en 1993) vers une économie de marché, en osant un parallèle avec "La Grande Transformation" de Polanyi, que l'on pourrait ainsi actualiser et revalider au passage - ce parallèle n'est cependant pas dans le champ du livre de Keen, qui lui préfère une réflexion moralisante sur le thème de la surveillance continue de nos actes et de nos pensées par nos objets et services connectés, en référence au Panopticon de Jeremy Bentham repris par Michel Foucault, en passant par le Big Brother de George Orwell, et en notant l'opposition aux conceptions de la liberté de John Stuart Mill.

Au lecteur moyennement motivé, on recommandera la lecture attentive des premiers chapitres et de la conclusion. En effet, au-delà, il se pourrait que le livre de Keen lui tombe des mains. Le style est trop souvent celui du journaliste prêcheur, avec un début de chapitre anecdotique, et une terminaison par "the Internet is not the answer" ou par quelques phrases équivalentes. La répétition de ce schéma peut inciter à la prise de distance en regard du contenu intermédiaire pourtant très solide. Par ailleurs, les avalanches de chiffres en billions de dollars, nombres d'utilisateurs, nombres de photos et de téraoctets... accréditent probablement l'exactitude des analyses auprès d'un public de haute volée, mais cette abondance finit par épuiser l'attention du lecteur désireux de dépasser les apparences journalistiques. Enfin, le tout dernier chapitre "Afterword, One Year Later" est relativement désastreux, dans la mesure où il atténue les affirmations du vrai chapitre de conclusion rédigé en 2014, en exprimant des espoirs sur les efforts de réglementation du Web marchand, notamment par les institutions européennes... Passons.

Passons aussi sur le biais propre à la plupart des historiens : la création d'un récit historique en fonction de ce que l'on comprend du temps présent, fatalement en glorification ou en détestation des seuls vainqueurs ou vaincus du moment. Surtout, il est difficile d'éviter une attitude condescendante vis à vis des anciens qui travaillaient sans connaissance du destin réalisé... Ainsi, concernant l'invention des origines d'Internet, les tâtonnements des chercheurs se réduisent aux hésitations méritoires de quelques très grands hommes. Les échanges (et les vols) d'idées sont remplacés par le récit d'une compétition en partie imaginaire entre divers projets ou équipes, d'où l'Internet actuel ressort comme le résultat d'une conception miraculeuse. Cependant, le livre de Keen montre bien pourquoi et comment cette belle conception s'est avérée hautement vulnérable aux détournements entrepreneuriaux et marchands, au point que les intentions originelles ont été submergées.

"The Internet is not the answer" n'est pas le premier livre d'Andrew Keen sur le thème de l'échec d'Internet en regard du projet originel. On le ressent à la lecture. Cependant, ce livre-ci semble avoir eu un retentissement dans le monde anglo saxon. Espérons qu'il ne s'agit pas d'une mode contestataire dans un cercle d'intellectuels. En effet, dans l'actualité, les propositions pour dépasser le modèle prédateur du Web demeurent, pour le moment, inexistantes - à moins de se contenter de quelques perspectives de répression des abus grossiers par de solennelles institutions par nature impotentes sur le fond. Les causes de cette absence de proposition sont multiples : en premier le défaut de "masse critique" au sens de la variété des compétences à réunir pour concevoir des propositions novatrices cependant praticables, ensuite le piège de la crispation en opposition frontale aux modèles dominants au lieu de revenir aux fondamentaux, enfin la soumission mentale aux croyances et doctrines philosophiques des siècles passés et la préservation personnelle de positions sociales et de leurs obligations. Hélas, ce sont les mêmes pesanteurs des deux côtés de l'Atlantique, du Pacifique, et sans doute des autres océans.

C'est bien parce qu'il faudrait affronter la vraie question : "The Internet is not the anwer... to what ?". Autrement dit, Internet et le Web ne peuvent être que des instruments. On ne saura pas les faire évoluer en l'absence d'un projet à vocation universelle qui n'a jamais été défini... et qui reste donc à définir.

On pourra trouver quelques propositions de renouveau du Web dans ce blog en vue d'une forme de refondation sociale universelle. Ces propositions sont issues de réflexions convergentes sur la transmission des compétences individuelles, sur l'informatique au service des utilisateurs, sur l'invention d'une rhétorique adaptée aux méthodes modernes de travail en groupe à distance, sur la refondation du débat démocratique entre citoyens responsables, sur une instrumentalisation rationnelle du hasard dans le processus de constitution des assemblées délibérantes et plus généralement dans la détermination des tâches à réaliser par chaque citoyen au bénéfice de la collectivité, etc. A notre avis, tous ces thèmes sont fortement reliés, ils concernent notre futur plus concrètement que par exemple l'économie financière, au point qu'aucun rêve d'avenir pour une humanité digne de ce nom, enfin sortie de son esclavage mental, ne pourra se réaliser sans qu'ils ne soient convenablement traités.

Si vous ne craignez pas les idées neuves (pas pour longtemps, espérons-le), voici quelques billets de ce blog en support des affirmations précédentes, mais ce ne sont pas les seuls :
Menaces sur notre humanité intermittente
Démocratie en TIC
Révélations en question
Pensées d'un requêteur d'occasion
Pour une révolution quantique de la société binaire

mardi 14 avril 2015

Entre l'apprentissage et l'oubli, entre l'attention et l'automatisme

Ce billet relève de la littérature de gare en comparaison des ouvrages de référence en sociologie, philosophie, psychologie. Il est donc facile à lire, bien qu'il traite de sujets importants dans notre vie pratique. Notez bien une fois pour toutes que le titre du billet n'est PAS "Entre apprentissage et automatisme, entre attention et oubli" - parce que que là-dessus, tout a déjà été dit et écrit, quasiment sans aucun intérêt pour notre sujet. En revanche, les deux ouvrages dont les couvertures illustrent ce billet posent à notre avis les bonnes questions, nous les reprenons dans la perspective des propositions de réponses déjà apportées dans ce blog.

Si vous avez moins de 50 ans (à peu près un demi-siècle), que vous avez toujours vécu dans un pays "moderne", et que la "révolution numérique" vous semble une évidence quotidienne, vous allez probablement découvrir que ce billet vous parle de facultés mentales bien à vous mais dont vous n'avez nulle part entendu parler. Dites-vous que c'est peut-être gravement dommage parce que vous valez mieux que cela (pour paraphraser un message publicitaire bien connu). Je vais tenter de vous le prouver : pourquoi c'est grave et comment vous pouvez échapper à l'emprise de l'instant et des vérités que l'on vous injecte pour vous imposer l'interprétation de cet instant.

Dit autrement, en trois lignes. Actuellement, dans notre monde de civilisations humaines en explosion et sur notre planète qui se ratatine, on ne peut plus inventer l'avenir à partir du passé. On ne peut pas l’inventer non plus contre le passé : on ne saura pas faire. Face à ce constat brut, nous étouffons sous les vagues de baratins communicatifs et de daubes poétiques (il en faut mais pas que). Donc, c'est foutu et l’espèce humaine aura disparu dans 100 ans ? Pas forcément si on fait appel à nos facultés innées de création sociale en vue d'une solidarité citoyenne responsable. Ces facultés, il est plus que temps d'aller les trouver là où elles existent afin de les développer. Voir le titre du billet, merci.

Témoignages d'oubli

Moi dinosaure de l'informatique, j'ai connu les ordinateurs à bandes magnétiques, le chargement du système par ruban perforé, les logiciels en bacs de cartes, les panneaux d'affichage de l'instruction en cours d'exécution, etc. Je n'ajouterai rien aux nombreux témoignages d'autres dinosaures. Vrais ou faux. Quelle importance d'ailleurs, puisque toute cette technologie ancienne a disparu à jamais !

C'est évident en effet : les souvenirs et les expériences du passé ne nous servent à rien s'ils ne sont pas traduisibles, transposables pour notre avenir.

C'est bien pour cela que les commémorations, les livres de souvenirs, les évocations et romans historiques, les poésies nostalgiques, c'est zéro ou pas loin. Pire que zéro, s'ils prétendent ressusciter des souvenirs d'affects : amertumes ou joies obsolètes dans un monde qui change sans retour, emballant dans sa course notre environnement, nos façons de vivre et de penser. Pire encore, si ces reconstitutions édulcorées mutent en potions dopantes de nos affects du présent...

Cependant, il existe une faculté du cerveau humain qui est faite pour rendre notre passé utile à l'avenir : l'oubli.

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Il s'agit de l'oubli organisé, dont une variante bien connue nous permet d'enterrer les mauvaises choses et les accidents de la vie sous une forme symbolique, d'abord pour nous permettre de surmonter un passage difficile, ensuite pour garder en réserve un moyen de recréer ce qui aura été oublié, utilement (au sens le plus large) dans de nouvelles circonstances. Rassurez-vous, je ne vais pas vous bassiner avec une nouvelle discipline mentale et vous proposer des séances d'initiation dispensées par le nouvel institut dont je serais le directeur et l'ami intéressé des âmes de bonne volonté : il s'agit d'automatismes innés de l'espèce humaine. Mais, ces automatismes, on peut en être conscient ou pas, et cela peut faire toute la différence dans la vie sociale. Ne pas confondre automatique et inconscient, ce sera déjà un début.

Donc, mes témoignages sont des expériences d'oubli. Je ne doute pas qu'ils vous en évoqueront d'autres.

Témoignage 1. J'avais un peu plus de 20 ans dans les années 1970 quand j'ai décidé d'apprendre à taper à la machine à écrire. C'était l'époque des machines à écrire à chariot et frappe mécanique. On ne trouvait des machines à écrire électriques que dans les grandes organisations.

L'apprentissage m'a pris environ un mois, à raison de quelques dizaines de minutes par jour. J'ai suivi une méthode similaire à celles que l'on trouve actuellement pour apprendre à taper au clavier avec ses 10 doigts, sauf qu'il fallait vraiment frapper sec sur chaque touche pour que le marteau imprimeur fasse reporter un peu d'encre du ruban sur le papier... Et les fautes de frappe, il fallait soit les barrer en surcharge après retour en arrière soit utiliser un moyen physique de gommage pour pouvoir retaper par dessus et cela se voyait aussi.

Bref, à la fin, je tapais n'importe quel texte avec ponctuations et accentuations, avec ou sans chiffres, et je savais reconstituer mentalement la disposition des touches du clavier le soir avant de m'endormir.

Plus tard, j'ai du réapprendre à taper sur un clavier d'ordinateur. Non, le mot réapprendre n'est pas excessif : le toucher est complètement différent d'une machine mécanique, la clavier est plat, on n'a plus à régler la puissance de frappe selon la touche, c'est immensément perturbant au début, il faut réétudier chaque geste. Une semaine ou deux pour m'adapter et que cessent les courbatures...

Point à mettre de côté pour l'histoire des mentalités. A l'époque de mon apprentissage, une secrétaire de direction qui tapait une lettre ou un rapport pour le patron et qui faisait (rarement) une faute trouvait plus rapide de déchirer la page et de recommencer la frappe de mémoire jusqu'à l'emplacement de la faute. Question d'honneur, réflexe d'intransigeance ? Pas seulement, il y avait une justification pratique évidente à ce recommencement, dès lors qu'on se soumettait à un impératif de perfection de l'ouvrage. De nos jours, l'intolérance à l'imperfection du geste, la transformation d'un apprentissage pratique en capacité intégrée, existent certainement dans certains métiers d'artiste ou d'artisan et chez certains professionnels indépendants. Des boulots pas bien considérés en termes de rémunération, en tous cas, à part quelques vedettes.

Et voici enfin mon témoignage d'oubli (évidemment, pour oublier, il fallait d'abord quelque chose à oublier, d'où l'exposé préalable d'une longueur complaisante). Je tape toujours avec mes dix doigts, mais je suis devenu incapable de reconstituer mentalement la disposition des touches du clavier. Pire : si je tente de réfléchir à cette disposition, je deviens maladroit ! Je dois donc admettre que mon apprentissage s'est transformé en une capacité pratique qui ne fait plus appel à la raison, peut-être même plus à ce qu'on appelle la conscience, mais à un niveau d'attention certainement, bien que je puisse en même temps entretenir une conversation banale.

Témoignage 2. Tout au long des années de mes carrières dans diverses professions, organisations, environnements, statuts, je retournais assez régulièrement vers mes livres de cours de matières scientifiques des classes dites terminales (juste avant le baccalauréat). En ouvrant n'importe quelle page, je comprenais le contenu instantanément, même si je ne retrouvais pas dans quels termes précis je les avais autrefois étudiés. Et je me disais que ce n'était pas la peine de m'y remettre, c'était toujours là en mémoire. De toute façon, cette culture générale ne me servait à rien dans mes diverses existences professionnelles ni ailleurs (ceci dit sans jugement de valeur absolue sur la pertinence de cette culture générale, sans doute très utile dans d'autres professions que les miennes).

Et puis, il s'est fait que je n"ai plus ouvert ces livres pendant quelque temps, une bonne dizaine d'années.

Et, un jour, j'ai constaté que ces livres ne me disaient plus rien, comme s'ils m'étaient devenus complètement étrangers, à part vaguement leur aspect physique, la disposition des contenus dans les pages, la typographie, quelques images, et encore, sans lien entre tout cela.

Pire, ces bouquins me rebutent à présent, au point qu'ils sont devenus des sources de douleur, rejetées dans un tiroir musée personnel. Leur destin est tout tracé vers la poubelle au premier grand nettoyage ou déménagement à venir. Frustration et dépit. Mon niveau instantané de détresse lorsque je rouvre un ancien manuel est sans doute équivalent à celui des gens constatant qu'ils ne savent plus lire, après avoir vécu pendant des années sans aucune lecture à part celle des questionnaires officiels et des publicités au bord des routes.

Cependant, je me crois encore capable de réétudier les matières dont traitent ces vieux manuels scientifiques, à condition de repartir d'autres bases. J'ai fait l'essai de plusieurs cours sur MOOC (Massive Open On Line Courses). Avec une impression bizarre : les détails techniques m’ennuient; en revanche, la logique de progression du cours en ligne et la démarche qui justifie les recommandations d'usage de telle ou telle technique me sont curieusement familières. Bien que cette "philosophie" autour du savoir technique ne m’ait jamais été consciente auparavant et bien que toute cette matière ne m'ait jamais servi à rien dans mon existence professionnelle...

Troisième point à mettre de côté pour caractériser un phénomène d'oubli. L'oubli de ce qu'on a appris peut être massif et brutal si on ne le met pas en oeuvre pendant un temps (plusieurs années).

Quatrième point à mettre de côté pour caractériser une faculté de réveil. La matière oubliée peut disparaître intégralement dans la forme où elle a été apprise. Conjecture : elle est cependant remplacée (temporairement ?) par une capacité à réapprendre une matière équivalente ou similaire selon une démarche logique conforme à l'esprit du temps présent. Prolongement de la conjecture : la persistance d'une faculté de réveil "dans la logique du temps présent" dépend de la continuité d'emploi de disciplines "similaires" à celles qui sont oubliées. Il s’agit d’un réveil, pas d’une récupération telle quelle.

Cela nous dit quoi maintenant ?

Bon, mes témoignages de vieux petit bonhomme vous énervent ? Ils sont pourtant faciles à transposer dans un contexte contemporain. Le contraire serait étonnant, non ? Apprentissage de la circulation en ville sur une planche à roulettes, apprentissage de la frappe des SMS sur un smartphone avec les deux pouces, disparition du calcul numérique à l'école - maintenant, la multiplication et la division, la racine carrée a disparu depuis longtemps - au profit de quoi au fait ?

Qu'est-ce qui définit nos capacités d'apprentissage dans nos vies après l'école ? Comment pourrait-on imaginer un progrès de ces capacités ?

Ah bon, ce n'est pas une question importante, l’apprentissage après l’école ? Qu'est-ce que c'est un être humain, alors, et comment expliquer l’évolution des sociétés humaines depuis le début de l’humanité ?...

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J'en remets une couche par une anecdote. Au début des années 1970, la marque HP a fait un tabac auprès des ingénieurs et scientifiques en vendant des calculettes en notation polonaise inversée. Cela voulait dire qu'il fallait pour une addition, d'abord taper le signe + puis les nombres à additionner - en langage savant : l'opérateur avant les opérandes. A la même époque, les étudiants qui prolongeaient leurs études par une spécialisation en informatique échappaient rarement à l'exercice de création d'un algorithme de conversion de toute expression numérique parenthèsée vers une expression équivalente en notation polonaise inversée. Parce que cette transformation se fait à l'intérieur de tout ordinateur, notamment par les logiciels tels que les interpréteurs et compilateurs. Autrement dit, les heureux possesseurs de calculettes HP du début des années 1970 apprenaient volontairement à calculer directement comme l'exécuteur basique à l'intérieur d'un ordinateur... Pauvres victimes enthousiastes d'une arnaque ? Non, pour eux, c'était un jeu stimulant par l'apprentissage d'une méthode différente, fascinante forcément parce qu'elle avait l'efficacité d'un automate universel...

Vous voyez où je veux en venir ? La société des singes intelligents qui jouent à se prendre pour des automates, c'est bon pour le marketing et pour garantir l'exercice tranquille du pouvoir par des castes de dominants. Mais, sur une planète qui s'auto bousille à grande vitesse du fait de nos activités amusantes et contraintes indistinctement, il est dramatiquement dangereux d'en rester à ce niveau d'invention sociale. Il est tragique d'avoir oublié la capacité de création sociale au profit de quelques doctrines millénaristes. Dans notre scénario d'actualité courante, quelqu'un, un jour prochain, enfin, fera une thèse pour déterminer la date de cet oubli dans l’histoire de l’humanité, et il y aura un grand débat à propos de cette date. Ce sera un net progrès, n'est-ce pas ? Et il faudra encore un siècle avant que l'on passe à la pratique en réinventant le Web comme espace de création sociale ?

C'est à partir de l'ensemble de nos facultés sociales et de nos possibilités techniques qu'il faut inventer l'avenir, pas sur les facultés à la mode du monde d'hier, encore moins sur les mirages d'aujourd’hui, inspirés de doctrines figées, alimentés par des enthousiasmes séculaires.

In memoriam de l'avenir à inventer

Il y aurait tant à écrire sur les potentialités humaines à valoriser dans le domaine de la création sociale. Il est plus que temps, a minima pour dégager le Web des emprises de la démagogie et des propagandes.

Les quelques points cités dans ce billet font partie (avec d'autres) des clés de notre avenir individuel en tant que citoyens planétaires, par l’activation de facultés conscientes d'apprentissage social.

Car la mémoire collective, autre nom du conditionnement social, n'est pas seulement une communauté de mémoire des contenus, des sensations, des contextes, c'est la faculté de mémorisation commune dont dispose chacun de nous. La capacité de mémorisation collective est une commune faculté humaine qui nous fabrique à chacun notre mémoire collective, au travers d'un apprentissage commun des signes et des cadences, d'un dressage commun aux conventions du dialogue et de l'expression dans une langue, dans les communautés sociales qui nous abritent et que nous entretenons. Cette faculté de mémorisation collective est à peine reconnue, pas théorisée, pas identifiée comme facteur historique d'inertie grégaire alors qu'il est urgent, à notre époque, de la réveiller et d'en user comme faculté vivante. En vue d'une citoyenneté planétaire et d'une forme de convivialité responsable.

Dans le billet chronologiquement précédent, il est question d'arrivistes qui se jouent des cadres sociaux. Il est bien évident que la plus grande partie de nos interactions sociales relève des automatismes appris. Considérons cela comme une opportunité plutôt que comme une tare. Utilisons l'arriviste comme révélateur, ni repoussoir ni magicien. Devenons tous des arrivistes de la convivialité.

D'ici là, libre à nous d'éprouver la délectation de la madeleine de Proust, l'envoûtement des "Je me souviens", l'excitation du dernier ouvrage "scientifique" sur la découverte des immensités galactiques ou des capacités mirifiques du cerveau humain. Mais maintenant comme jamais, avec le rétrécissement de la planète fertile et habitable, l'emportement de nos civilisations qui changent à toute allure, le conditionnel passé n'est d'aucun présent, encore moins d'avenir. Les affects et sensations de nos enfances ne peuvent définitivement plus être reproduits, pas même en imagination. La Grande Culture littérale est une pure distraction spéculative, un luxe de faussaires pour faux sages qui veulent ignorer que la vie s'en va.

L'héritage de nos anciens, c'est bien plus que cette culture-là, ou alors on est très mal et ils ont vécu vraiment pour rien.

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